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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

d’Ophélie, et de Desdémone ; Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter avec l’élévation et la pureté de ces poétiques héroïnes ; mais je crois qu’il serait difficile, sinon impossible, de construire avec le désordre et la débauche un personnage plus animé, plus poétique, plus digne de sympathie, que Manon. Il y a dans cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier, un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au milieu de ses déréglemens, elle ne passe pas un seul jour sans éprouver le besoin d’aimer et d’être aimée ; et c’est à cette soif inapaisable d’affection qu’il faut rapporter l’intérêt qu’elle nous inspire.

L’inconstance peut-elle se concilier avec une affection vraie ? La majorité des lecteurs se prononcera, je n’en doute pas, pour la négative, et, pour ma part, je n’entreprendrai pas de justifier Manon. Je n’invoquerai pas même en sa faveur la distinction établie depuis long-temps entre l’inconstance et l’infidélité. Que Manon soit infidèle ou inconstante, peu importe. Que dans les bras des hommes qui l’achètent elle conserve le souvenir du chevalier Desgrieux, ou qu’elle oublie l’amour dans la débauche, elle s’avilit, elle se dégrade, et ne peut se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon, avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le repentir, mérite notre compassion par les douleurs qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle n’a, pour abandonner l’homme qu’elle aime, aucune raison que le cœur puisse avouer ; mais, dès qu’elle l’a quitté, elle est si cruellement et si promptement punie ; dès qu’elle a fui le bonheur pour chercher le plaisir, elle est si confuse et si désespérée de son égarement, qu’elle désarme les juges les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle se couvre de boue ; mais chacune des souffrances qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix du bonheur qu’elle a quitté, toute la profondeur de l’abîme où elle est descendue, prépare sa régénération et accroît sa valeur poétique. D’ailleurs il se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des caractères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s’avilissent pas comme elle, mais elles trompent l’homme qu’elles aiment, comme si l’inquiétude et la douleur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur qu’elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme ; elles obéissent au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non dans l’espérance d’une con-