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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

prompt oubli. Né dans les dernières années du XVIIe siècle, et mort en 1763, à l’âge de soixante-six ans, c’est à peine s’il a eu un jour de repos et de sécurité. Il n’a subi aucune persécution éclatante, son nom ne se trouve mêlé à aucun évènement historique ; mais la mobilité de ses goûts, l’ardeur de ses passions ne lui a pas permis de suivre avec profit les diverses professions qu’il a tour à tour embrassées, et, malgré le nombre prodigieux de ses ouvrages, il n’a jamais connu le loisir. Il a passé deux fois de l’armée à l’église et de l’église à l’armée ; il a prêché avec succès, est entré dans l’ordre des bénédictins, a écrit, malgré la tournure romanesque de son imagination, un volume entier de la Gallia Christiana, un volume dont la composition effraierait aujourd’hui bien des hommes qui se donnent pour érudits, pour laborieux ; plus tard, l’amour de l’indépendance l’a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour les vœux qu’il avait prononcés, il a refusé d’épouser une femme jeune et belle, attachée à lui par les liens de la reconnaissance, mais qui n’était pas de la même communion que lui.

De retour dans sa patrie, après un exil de plusieurs années, il a traduit ou abrégé, pour subvenir aux besoins de chaque jour, les romans de Richardson, l’Histoire de Cicéron de Middleton ; il a mis en ordre des collections de voyages. Eût-il été capable de concevoir le plan d’un roman ou d’une comédie dans les proportions adoptées par les maîtres les plus habiles, il n’eût jamais trouvé le temps de mûrir par la méditation le germe déposé dans sa pensée par les passions qui l’avaient agité, par les ridicules qu’il avait sous les yeux. Toute sa vie s’est consumée dans un labeur ingrat ; il s’est toujours pris pour un ouvrier, et s’il lui est arrivé de faire œuvre d’artiste, ç’a été comme à son insu et presque par hasard. Il n’a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la postérité, et sans doute, en achevant Manon Lescaut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit. L’exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler ni les objections de la critique, ni les rigueurs de la fortune. Avant de songer à contenter le public, il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l’œuvre d’autrui. Habitué à tracer les premières pages de chacun de ses récits, sans savoir comment il le poursuivrait, encore moins comment il dénouerait l’action qu’il se proposait de nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses héros et trouvait en lui-même le plus bienveillant des lecteurs. Il est impossible, sans doute, en suivant une pareille méthode, de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles