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des hommes forts et des hommes faibles. Quand l’esprit des forts est content de nous, ils condescendent à nous rechercher ; mais nous autres, que nous approuvions ou non les spéculations de leur esprit, notre cœur leur reste indissolublement attaché.

— Père Fulgence, ne dites pas cela, m’écriai-je en le serrant dans mes bras par un élan involontaire et sans songer à me faire l’application d’un reproche qui ne s’adressait pas à moi. Ce serait la première, la seule hérésie de votre vie. Les hommes vraiment forts aiment passionément, et c’est parce que vous êtes un de ces hommes que vous avez tant aimé. Prenez courage à cette heure suprême. Si vous avez péché contre la science de l’église en restant fidèle à l’amitié, Dieu vous absoudra, parce qu’il préfère l’amour à l’intelligence. — Ah ! tu parles comme parlait mon maître, s’écria Fulgence. Voici la première parole selon mon cœur que j’aie entendue depuis soixante ans. Sois béni, mon fils ! Je te répéterai la bénédiction de Spiridion : Veuille le Tout-Puissant donner à tes vieux jours un ami fidèle et tendre comme tu l’as été pour moi !

Il reçut les sacremens avec une grande ferveur. Toute la communauté assistait à son agonie. Ceux des religieux que ne pouvait contenir sa cellule étaient agenouillés sur deux rangs dans la galerie, depuis sa porte jusqu’au grand escalier, qu’on apercevait au fond. Tout à coup Fulgence, qui semblait expirer dans une muette béatitude, se ranima, et, m’attirant vers lui, me dit à l’oreille : Il vient, il monte l’escalier ; va au-devant de lui. Ne comprenant rien à cet ordre, mais obéissant avec cet aveuglement que les moribonds ont droit d’exiger, je sortis doucement, et, sans troubler le recueillement des religieux, je franchis le seuil et portai mes regards sur cette vaste profondeur de l’escalier voûté où nageait en cet instant la vapeur embrasée du soleil. Les novices, placés toujours derrière les profès, étaient à genoux de chaque côté des rampes. Je vis alors un homme qui montait les degrés et qui s’approchait vivement. Sa démarche était légère et majestueuse à la fois, comme l’est celle d’un homme actif et revêtu d’autorité. À sa haute taille pleine d’élégance, à sa chevelure blonde et rayonnante, à son costume du temps passé, je le reconnus sur-le-champ. Il était en tout conforme à la description que Fulgence m’en avait faite tant de fois. Il traversa les deux rangées de moines qui récitaient à voix haute les litanies des saints, sans que personne s’aperçût de sa présence, quoiqu’elle fût visible pour moi comme la lumière du jour, et que le bruit de ses pas rapides et cadencés frappât mon oreille.

Il entra dans la cellule. Au moment où il passa près de moi, je