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seul capable de recevoir un secret de cette importance, à cause de la fermeté de mes principes et de celle de mon caractère. L’une devait m’empêcher, selon lui, de m’égarer dans les abîmes de l’hérésie ; l’autre me préserverait de jamais trahir le secret du livre. Il désirait que je ne prisse point connaissance de ce livre ; mais il ajoutait, selon l’esprit du maître, que, si je venais à perdre la foi et à tomber dans l’athéisme, ce livre, quoique entaché peut-être d’hérésie, devait certainement me ramener à la croyance de la divinité et des points fondamentaux de la vraie religion. Sous ce rapport, c’était un trésor qu’il ne fallait pas laisser à jamais enfoui ; et Fulgence me fit jurer, au cas où je n’aurais jamais besoin d’y recourir, de ne point emporter ce secret dans la tombe et de le confier à quelque ami éprouvé avant de mourir. Il y eut beaucoup d’embarras et de contradictions dans les aveux du bon religieux. Il semblait qu’il y eût en lui deux consciences, l’une tourmentée par les devoirs et les engagemens de l’amitié, l’autre par les terreurs de l’enfer. Son trouble excita en moi une tendre compassion, et je ne songeai pas à porter de sévères jugemens sur sa conduite, en un moment si solennel et si douloureux. D’autre part, je commençais à me trouver moi-même dans la même situation que lui. Catholique et hérétique à la fois, d’une main j’invoquais l’autorité de l’église romaine, de l’autre je plongeais dans la tombe de Spiridion pour y chercher ou du moins pour y protéger l’esprit de révolte et d’examen. Je compris bien les souffrances du moribond Fulgence, et je lui cachai celles qui s’emparaient de moi. Il s’était soutenu vigoureux d’esprit tant que l’urgence de ses aveux avait été aux prises avec les scrupules de sa dévotion. À peine eut-il mis fin à ces agitations, qu’il commença à baisser ; sa mémoire s’affaiblit, et bientôt il sembla avoir complètement oublié jusqu’au nom de son ami. Durant les heures de la fièvre, il était livré aux plus minutieuses pratiques de dévotion, et je n’étais occupé qu’à lui réciter des prières et à lui lire des psaumes. Il s’endormait un rosaire entre les doigts, et s’éveillait en murmurant : Miserere nobis. On eût dit qu’il voulait expier, à force de puérilités, la coûteuse énergie qu’il avait déployée en exécutant la volonté dernière de son ami. Ce spectacle m’affligea. À quoi sert toute une vie de soumission et d’aveuglement, pensai-je, s’il faut à quatre-vingts ans mourir dans l’épouvante ? Comment mourront les athées et les débauchés, si les saints descendent dans la tombe pâles de terreur et manquant de confiance en la justice de Dieu ?

Une nuit, Fulgence, en proie à un redoublement de fièvre, fut