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SPIRIDION.

et continuer de pareils travaux, pour faire et accepter de pareils legs, d’une intelligence généreuse et d’un fort dévouement, quand on sait d’avance qu’on ne connaîtra pas le mot de la grande énigme à l’intelligence de laquelle on a pourtant consacré sa vie. Pardonne-moi cet orgueil, mon enfant ; ce sera peut-être la seule récompense que je retirerai de toute cette vie de labeurs ; peut-être sera-ce le seul épi que je récolterai dans le rude sillon que j’ai labouré à la sueur de mon front. Je suis l’héritier spirituel du père Fulgence, comme tu seras le mien, Angel. Le père Fulgence était un moine de ce couvent ; il avait, dans sa jeunesse, connu le fondateur, notre vénéré maître, Hébronius, ou, comme on l’appelle ici, l’abbé Spiridion. Il était alors pour lui ce que tu es pour moi, mon fils ; il était jeune et bon, inexpérimenté et timide comme toi ; son maître l’aimait comme je t’aime, et il lui apprit, avec une partie de ses secrets, l’histoire de sa vie. C’est donc de l’héritier même du maître que je tiens les choses que je vais te redire.

Pierre Hébronius ne s’appelait pas ainsi d’abord. Son vrai nom était Samuel. Il était juif, et né dans un petit village des environs d’Inspruck. Sa famille, maîtresse d’une assez grande fortune, le laissa, dans sa première jeunesse, complètement libre de suivre ses inclinations. Dès l’enfance, il en montra de sérieuses. Il aimait à vivre dans la solitude, et passait ses journées et quelquefois ses nuits à parcourir les âpres montagnes et les étroites vallées de son pays. Souvent il allait s’asseoir sur le bord des torrens ou sur les rives des lacs, et il y restait long-temps à écouter la voix des ondes, cherchant à démêler le sens que la nature cachait dans ces bruits. À mesure qu’il avança en âge, son intelligence devint plus curieuse et plus grave. Il fallut donc songer à lui donner une instruction solide. Ses parens l’envoyèrent étudier aux universités d’Allemagne. Il y avait à peine un siècle que Luther était mort, et son souvenir et sa parole vivaient encore dans l’enthousiasme de ses disciples. La nouvelle foi affermissait les conquêtes qu’elle avait faites, et semblait s’épanouir dans son triomphe. C’était, parmi les réformés, la même ardeur qu’aux premiers jours, seulement plus éclairée et plus mesurée. Le prosélytisme y régnait encore dans toute sa ferveur, et faisait chaque jour de nouveaux adeptes. En entendant prêcher la morale et expliquer les dogmes que le luthéranisme avait pris dans le catholicisme, Samuel fut pénétré d’admiration. Comme c’était un esprit sincère et hardi, il compara tout de suite les doctrines qu’on lui exposait présentement avec celles dans lesquelles on l’avait élevé ; et, éclairé par