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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

pathétiques les privations auxquelles ces malheureux sont condamnés, les dangers continuels qui les menacent ; et les pêcheurs, touchés de voir un homme s’intéresser ainsi à leur sort, ont béni le nom de Peter Dass dans leurs traditions et perpétué sa mémoire dans leurs regrets. Au haut de la grande voile blanche des Jagt norlandais, on aperçoit deux petites bandes noires en vadmel, et l’on dit que c’est le signe de deuil adopté par les pêcheurs depuis la mort de Peter Dass. L’histoire littéraire cite quelques éclatans témoignages d’admiration rendus à la mémoire des hommes illustres ; pour moi, je ne connais rien de plus beau que ce nom du pauvre prêtre passant de père en fils au sein de la colonie des pêcheurs, et ce deuil du poète porté sur toutes les barques à travers tous les golfes[1].

Cependant ni la misère, ni les infirmités, ni les périls d’une mer orageuse, n’arrêtent les hommes du Nord ; ils aiment leur vie de pêcheur, et rien au monde ne pourrait les en détacher. Le Norlandais de nos jours est comme celui des temps anciens ; il va à la mer par instinct, par entraînement ; il y retourne par habitude. C’est son domaine, c’est sa richesse, c’est son orgueil ; c’est là que l’enfant exerce ses forces naissantes ; c’est là que l’homme marié va chercher les moyens de soutenir sa famille ; c’est là que le vieillard veut retourner encore si les infirmités ne l’en empêchent pas. Le jour où le fils du pêcheur va passer un hiver à Lofodden, de ce jour-là date son entrée dans la vie ; il revêt la camisole de cuir, il porte les grandes bottes, il manie la rame, il est fier, il est homme. Jusque-là il n’était bon qu’à rester auprès du poêle avec les femmes et les enfans. Si ingrate que soit la terre de Norland, elle porterait cependant quelque récolte, si le pêcheur voulait la labourer ; mais il ne la cultive qu’à regret et négligemment, car toutes ses pensées sont tournées du côté de la mer, et, du moment où il quitte la mer, il tombe dans une profonde paresse. Qu’on dise à un Norlandais de faire un quart de lieue à pied, il trouvera le chemin prodigieusement long ; mais qu’on lui dise de s’en aller par eau et de ramer pendant plusieurs heures, il sourit, il accepte, il est prêt. Les paysans de la paroisse de Tromsœ, qui s’étend fort au loin, ne craignent pas de faire quinze ou vingt lieues avec leur bateau, pour venir le dimanche à l’église ; mais, une fois arrivés dans le port, il leur en coûte de traverser une place et quelques rues, et les marchands, qui connaissent cette indolence, ont bâti leurs magasins aussi près que possible de la grève, afin d’avoir plus de chalands.

Nous venions de passer la limite du Vesterfiord. La mer était orageuse, le ciel noir, le vent froid ; on ne pouvait plus se promener sur le pont sans un triple vêtement de laine, et l’on ne pouvait descendre dans le salon sans respirer la funeste odeur du mal de mer. Les passagers les plus robustes es-

  1. Le poème de Peter Dass, l’un des livres les plus populaires qui existent en Norwége, a pour titre : Norlands Trompet. Il y en a encore un autre du même genre sur le Finmark, mais qui est moins répandu. L’auteur naquit en 1647 et mourut en 1708.