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l’oreille. Ne dites pas que je suis là, me disait-il, car ce vieillard obstiné s’acharnerait à me voir, et je ne veux le visiter qu’à l’heure de sa mort. Je le suppliais d’aller vers mon maître, lui disant qu’il soupirait après sa venue, et que les douleurs de son ame étaient dignes de pitié. Je m’éveillais alors et me mettais sur mon séant, car j’avais l’esprit frappé de ce rêve, et j’avais besoin d’ouvrir les yeux et d’étendre les bras pour me convaincre que c’était un fantôme créé par le sommeil. Par trois fois ce jeune homme m’apparut dans toute sa douceur et dans toute sa beauté. Sa voix résonnait à mon oreille comme les sons éloignés d’une lyre, et sa présence répandait un parfum comme celui des lis au lever de l’aurore. Par trois fois je le suppliai d’aller visiter mon maître, et par trois fois je m’éveillai et me convainquis que c’était un songe ; mais à la troisième j’entendis de la cellule voisine le père Alexis qui m’appelait avec véhémence. Je courus à lui, et, à la lueur d’une veilleuse qui brûlait sur sa table, je le vis assis sur son lit, les yeux brillans, la barbe hérissée, et comme hors de lui-même. — Vous l’avez vu ! me dit-il d’une voix forte et rude, qui n’avait rien de son timbre ordinaire. Vous l’avez vu, et vous ne m’avez pas averti ! Il vous a parlé, et vous ne m’avez pas appelé ! Il vous a quitté, et vous ne l’avez pas envoyé vers moi ! Malheureux ! serpent réchauffé dans mon sein ! vous m’avez enlevé mon ami, et mon hôte est devenu le vôtre ; vipère ! vous m’avez trahi, vous m’avez dépouillé, vous me donnez la mort !

Il se rejeta en arrière sur son chevet, et resta privé de sentiment pendant plusieurs minutes. Je crus qu’il venait d’expirer ; je frottai ses tempes glacées avec l’essence qu’il avait coutume d’employer lorsqu’il était menacé de défaillance. Je réchauffai ses pieds avec ma robe, et ses mains avec mon haleine. Je ne percevais plus le bruit de la sienne, et ses doigts étaient raidis par un froid mortel. Je commençais à me désespérer, lorsqu’il revint à lui, et, se soulevant doucement, il appuya sa tête sur mon épaule : — Angel, que fais-tu près de moi à cette heure ? me dit-il avec une douceur ineffable. Suis-je donc plus malade que de coutume ? Mon pauvre enfant, je suis cause de tes soucis et de tes fatigues. — Je ne voulus pas lui dire ce qui s’était passé, et encore moins lui demander compte de l’incroyable coïncidence de sa vision avec la mienne ; j’eusse craint de réveiller son délire. Il semblait n’en avoir pas gardé le moindre souvenir, et il exigea que je retournasse à mon lit. J’obéis, mais je restai attentif à tous ses mouvemens ; il me sembla qu’il dormait, et que sa respiration était gênée ; son oppression augmentait et diminuait comme le bruit de la mer. Enfin il me