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SPIRIDION.

large, levant les yeux au ciel avec enthousiasme, passant lentement la main sur son front dépouillé, et s’écriant de temps en temps : Bon ! bon ! Pour moi, j’avais bientôt reconnu que ce n’étaient pas là des articles de science sèche et précise, mais bien des pages pleines d’une philosophie audacieuse et d’une morale inconnue. Je continuais quelque temps par respect pour lui, espérant toujours qu’il m’arrêterait ; mais, voyant qu’il me laissait aller, je me mettais à craindre pour ma foi, et, posant le livre tout d’un coup, je lui disais : — Mais, mon père, ne sont-ce pas des hérésies que nous lisons là ? et croyez-vous qu’il n’y ait rien dans ces pages, trop belles peut-être, qui soit contraire à notre sainte religion ? — En entendant ces paroles, il s’arrêtait brusquement dans sa marche d’un air découragé, me prenait le livre des mains, et le jetait sur une table en me disant : — Je ne sais pas ! je ne sais pas ! mon enfant ; je suis une créature malade et bornée ; je ne puis juger ces choses ; je les lis, mais sans dire qu’elles sont bonnes ni mauvaises. Je ne sais pas ! je ne sais pas ! travaillons. Et nous nous remettions tous deux en silence à l’ouvrage, sans oser, moi approfondir mes pensées, lui me communiquer les siennes. Ce qui me fâchait le plus, c’était de l’entendre citer et invoquer sans cesse les révélations d’un esprit tout-puissant qu’il ne désignait jamais clairement. Il donnait à ce nom d’esprit l’extension la plus vague. Tantôt il semblait s’en servir pour qualifier Dieu créateur et inspirateur de toutes choses, et tantôt il réduisait les proportions de cette essence universelle jusqu’à personnifier une sorte de génie familier avec lequel il aurait eu, comme Socrate, des communications cabalistiques. Dans ces instans-là, j’étais saisi d’une telle frayeur, que je n’osais dormir ; je me recommandais à mon ange gardien, et je murmurais des formules d’exorcisme chaque fois que mes yeux appesantis voyaient passer les visions des rêves. Mon esprit devenait alors si faible, que j’étais tenté d’aller encore me confesser au père Hégésipe ; si je ne le faisais pas, c’est que ma tendresse pour Alexis restant inaltérable, je craignais de le perdre par mes aveux, quelque réserve et quelque prudence que je pusse y mettre. Cependant les deux choses qui m’avaient le plus inquiété n’avaient plus lieu. Lorsque mon maître s’endormait un livre à la main, la tête penchée dans l’attitude d’un homme qui lit, à son réveil il ne se persuadait plus avoir lu, et il ne me rapportait plus les sentences imaginaires qu’il prétendait avoir trouvées dans ce livre. En outre, je ne voyais plus paraître le cahier sur les pages immaculées duquel il lisait couramment, affectant de se reprendre et de tourner les feuillets comme il