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terreurs. Je résolus de le lui demander, et en réfléchissant à la manière dont il accueillerait mes questions, je m’enhardis à saisir ce prétexte pour faire connaissance avec lui. Je me rappelai que ce sombre vieillard était le seul dont je n’eusse reçu aucune insulte muette ou verbale ; qu’il ne s’était jamais détourné de moi avec horreur, et qu’il paraissait absolument étranger à toutes les résolutions qui se prenaient dans la communauté. Il est vrai qu’il ne m’avait jamais dit une parole amie, que son regard n’avait jamais rencontré le mien, et qu’il ne paraissait pas seulement se souvenir de mon nom ; mais il n’accordait pas plus d’attention aux autres novices. Il vivait dans un monde à part, absorbé dans ses spéculations scientifiques. On ne savait s’il était pieux ou indifférent à la religion ; il ne parlait jamais que du monde extérieur et visible ; il ne paraissait pas se soucier beaucoup de l’autre. Personne n’en disait de mal, personne n’en disait de bien ; et quand les novices se permettaient quelque remarque ou quelque question sur lui, les moines leur imposaient silence d’un ton sévère.

Peut-être, pensai-je, si j’allais lui confier mes tourmens, il me donnerait un bon conseil ; peut-être lui, qui passe sa vie tout seul, si tristement, serait touché de voir pour la première fois un novice venir à lui et lui demander son assistance. Les malheureux se cherchent et se comprennent. Peut-être est-il malheureux, lui aussi ; peut-être sympathisera-t-il avec mes douleurs. Je me levai, et, avant de l’aller trouver, je passai au réfectoire. Un frère convers coupait du pain ; je lui en demandai, et il m’en jeta un morceau, comme il eût fait à un animal importun. J’eusse mieux aimé des injures que cette muette et brutale pitié. On me trouvait indigne d’entendre le son de la voix humaine, et on me jetait ma nourriture par terre, comme si dans mon abjection j’eusse été réduit à ramper avec les bêtes. Ouand j’eus mangé ce pain amer et trempé de mes pleurs, je me rendis à la cellule du père Alexis. Elle était située, loin de toutes les autres, dans la partie la plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique. On y arrivait par un étroit balcon suspendu à l’extérieur du dôme. Je frappai, on ne me répondit pas ; j’entrai, je trouvai le père Alexis endormi sur un fauteuil, un livre à la main. Sa figure, sombre et pensive jusque dans le sommeil, faillit m’ôter ma résolution. C’était un vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules, voûté par l’étude plus que par les années ; son crâne chauve était encore garni par derrière de cheveux noirs crépus ; ses traits énergiques ne manquaient cependant pas de finesse. Il y avait sur