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souvenirs de tant de juges intègres et de magistrats populaires. Un peu plus loin, sur la gauche, mon œil se fixe sur la colline du Pnyx, où la tribune taillée dans le roc, la tribune de Phocion et de Démosthène, est restée ce que l’avait faite le siècle des trente tyrans, solitaire et muette comme aux jours de Chéronée ; mon regard, en traversant la place où je reconnais encore la tombe de Thémistocle, arrive au Pirée et à Salamine, et je comprends ainsi d’un seul coup d’œil toute la politique d’Athènes, en même temps que d’un seul point j’envisage presque toute son histoire ; voilà ce qui me frappe en montant à l’Acropole et ce qui m’occupe tout le temps que j’y passe.

Le soir, quand j’ai accompli ma tâche de chaque jour, qui me ramène constamment à l’Acropole, c’est toujours à l’Acropole que se reportent mes regards, de quelque côté de la campagne attique que se soit dirigée ma promenade solitaire. Si je suis la route d’Éleusis, ou si je cherche celle de l’Académie, si c’est vers le Stade et le Lycée, ou bien à l’opposé, du côté du Pnyx et du Musée, que se portent mes pas, c’est toujours l’Acropole que je retrouve, à quelque place que je m’arrête, l’Acropole qui grandit à mesure qu’elle s’isole de ce qui l’environne, et qui, à mesure aussi qu’elle s’élève, se décore plus fièrement des monumens qui la couvrent. L’effet que produit la contemplation de ce rocher magique, de tous les points de l’horizon, à toutes les heures du jour, est impossible à comprendre, pour qui ne l’a pas vu, et quand on l’a vu, il faut renoncer à le décrire. Mais je conçois à présent l’importance que cette énorme roche, escarpée de tous côtés, sublime de tous côtés, avait acquise dans les idées et dans les croyances du peuple d’Athènes ; je conçois que c’est là qu’a dû s’établir la première société attique, là que plus tard, à mesure qu’elle s’étendait dans la plaine, elle chercha son refuge où elle avait placé son berceau. C’est à l’Acropole qu’Athènes dut sa naissance, et que l’humanité, instruite par Athènes, dut sa civilisation et ses lumières. Le premier siége de sa religion, le plus auguste sanctuaire de son culte, les plus grands monumens de son génie, les plus glorieux trophées de sa liberté, c’est sur l’Acropole qu’Athènes les érigea ; c’est là qu’ils se retrouvent dans les plus admirables débris qui soient au monde ; et lorsque Athènes a disparu tout entière du sol de l’Attique, c’est sur l’Acropole qu’elle existe encore tout entière. Avec ces rochers qui portent les noms de Cécrops et d’Agraule ; avec ces murs qui furent bâtis par les Pélasges, rebâtis par Thémistocle et Cimon ; avec ces temples brûlés par les Perses, et relevés dans le siècle de Périclès par le génie de Phidias, l’Acropole a gardé, durant tant de générations, tout ce que la nature et l’art, tout ce que la mythologie et l’histoire, tout ce que la religion et la liberté avaient fait pour elle ; et c’est cette couronne des siècles, c’est cette majesté des arts, empreintes au front de ce rocher sublime, qui font rejaillir encore sur les humbles masures et sur les ruines récentes de la nouvelle Athènes, un peu de cet intérêt qui la sauve du mépris et la défend contre la pitié.


Raoul-Rochette.