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épaules nues, qui glisse avec Rossini sur les lagunes de Venise, ni la Titania des clairs de lune de Weber, mais une Isis mystérieuse, austère, fatale, entourée de signes impénétrables et de superstitions sombres, dont il se croit l’hiérophante et le mystagogue. À ce compte, toute phrase qui réjouit l’ame et les oreilles devient une profanation de l’art. Qu’on s’étonne après cela si la mélodie italienne ne peut trouver grace devant l’auteur de Benvenuto ! Il la réprouve un peu à la façon de ces théologiens qui condamnaient le chant du rossignol dans les bois comme chose damnable et venant de l’enfer. Selon lui et son école, c’est faire une sorte de sacrilége que de demander à la musique de distraire l’esprit et de réjouir les oreilles. Pour que le but de l’art soit atteint, il faut que la sensation s’exalte jusqu’à la douleur physique, que les yeux se baignent de larmes, que les membres se tordent, et que la poitrine haletante suffoque, jusqu’à se briser sous les efforts de l’ame en délire. Ici M. Berlioz nous semble avoir donné en plein dans les embûches qu’Hoffmann tend dans l’air aux cerveaux exaltés ; et sans parler de l’auteur de la Symphonie fantastique, combien sont venus se prendre, comme des oiselets, à ces gluaux disposés avec tant d’art sous l’herbe humide ou dans les vapeurs de l’espace ! Que d’esprits agréables, que d’intelligences distinguées ont laissé là leur charme originel, la grace native qui les décorait, et s’en vont désormais par les sentiers isolés, clopin-clopant, morfondus et traînant l’aile ! Il y a des livres dont l’influence est d’autant plus funeste que l’ironie amère qui en fait le fond s’y trouve déguisée avec plus d’adresse et de subtilité, et s’y mêle, comme une espèce de morphine vénéneuse, aux élémens généreux qui les composent. Vous lisez ces livres pour vous distraire, et la cervelle vous tourne ; vous buvez cela pour vous désaltérer, et vous êtes ivres. Qui le croirait ? ces rêves insensés du merveilleux conteur de Berlin, ces créations extravagantes dans leur essence, grotesques à force de mélancolie et d’enthousiasme, soufflées d’air et de son, qui ne se meuvent que dans les nuages du tabac, l’écume du vin nouveau, les vapeurs de la théière, il s’est rencontré d’honnêtes gens qui les ont prises au sérieux, des hommes de chair et d’os qui se sont mis en tête de régler leur personnage sur de semblables patrons, des fous sublimes qui passent leur vie à creuser de leurs ongles la couleur et le son, pour y surprendre le Salvator Rosa ou le Kreissler du conte fantastique. En vérité, Kreissler a déjà fait au moins autant de victimes que Werther, avec cette différence qu’ici le suicide, pour arriver à ses fins, ne tourne guère contre lui que l’arme du ridicule.