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de ses blanches héroïnes, la douceur élégiaque de ses inspirations ; et cependant près de deux siècles se sont écoulés depuis qu’ils écrivaient l’un Polyeucte ou le Cid, l’autre Iphigénie ou Bérénice. Combien y a-t-il que Gluck et Piccini sont morts ?

La forme musicale n’a ni durée ni consistance. D’une heure à l’autre, les conditions du succès changent ; ce que chacun exaltait hier de toutes les forces de son enthousiasme, aujourd’hui sert de risée au plus mince écolier ; et pour que de semblables révolutions s’opèrent, il suffit d’un instrument qu’on invente, d’un bruit nouveau qu’on découvre dans le bois ou le cuivre, d’une formule inusitée qu’on met en honneur dans l’orchestre. Ainsi, par exemple, à l’heure qu’il est, il convient à M. Berlioz de reculer à l’infini les limites de son art ; sa musique étouffe dans l’étroite enceinte d’une salle de théâtre ou de concert ; il lui faut le dôme des Invalides pour qu’elle se sente à l’aise et puisse marcher dans sa force et dans sa liberté. Or, qui nous dit que dans cinquante ans quelque grand musicien révolutionnaire ne trouvera pas moyen de renchérir encore sur l’auteur de la Symphonie fantastique ? Qui peut savoir quelles ressources ne seront pas découvertes d’ici là ? Alors il s’agira peut-être d’un orchestre en plein vent, installé dans quelque Champ-de-Mars, d’une symphonie universelle où prendront part les cloches du haut de leurs clochers, les canons du fond de leurs citadelles, quelque chose enfin comme l’orage qui fera tressaillir les hommes et en même temps hurler les animaux dans leurs tanières. La musique de Mozart et de Cimarosa ne s’adressait jadis qu’à l’ame humaine ; il est donc tout clair qu’on aura gagné beaucoup au change. Musique imitative, musique pittoresque, paroles creuses que tout cela, bonnes à jeter le désordre et la confusion dans l’art ! À quoi donc ont abouti ces systèmes effrénés, si ce n’est à pervertir le goût, à déplacer les règles, à ruiner toute logique ? La peinture, la musique, la poésie, désormais ne font plus qu’un seul art immense, universel, que les mêmes lois gouvernent, qui tend au même but par les mêmes moyens : le poète colore son vers, le musicien dessine un paysage. On ne chante plus un air, on le dit. Inventions sublimes ! Voilà les Muses accouplées ; les filles immortelles n’iront plus une à une, rêveuses et mélancoliques, par les verts sentiers de l’Olympe. Insensés ! vous avez oublié que les Muses sont éternellement vierges, vous qui les faites ainsi boire à la même coupe, s’enivrer du même vin et danser la même ronde échevelée ! Mais vous ne voyez pas que, pour satisfaire aux mesquines fantaisies de votre cerveau, vous poussez violemment la musique hors du centre de son action naturelle, et