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jours au sujet, n’est pas toujours proportionné à l’idée ou au sentiment, qu’il y a parti pris dans le mode d’expression exclusivement tourné à la couleur et à l’image. C’est bien autre chose si de ses vers on passe à sa prose, à ses romans ; la forme y va encore plus indépendante du fond, encore plus exorbitante par rapport au sentiment ; et il résulte de cette lecture prolongée que l’affecté de l’ensemble reflète sur le sincère même et en compromet l’effet.

L’ensemble ! l’effet de l’ensemble ! voilà ce à quoi ne pensent pas assez nos poètes, et c’est là précisément la grande infériorité des œuvres d’aujourd’hui, même les plus brillantes, en regard des chefs-d’œuvre du passé. On a le talent, l’exécution, une riche palette aux couleurs incomparables, un orchestre aux cent bouches sonores ; mais, au lieu de soumettre tous ces moyens et, si j’ose dire, tout ce merveilleux attirail à une pensée, à un sentiment sacré, harmonieux, et qui tienne l’archet d’or, on détrône l’esprit souverain, et c’est l’attirail qui mène.

Quand je dis que M. Théophile Gautier adopte un procédé exclusif d’expression et qu’il s’y laisse conduire, je ne prétends pas qu’au sein de ce procédé même il n’ait aucune variété ; s’il est sinistre et horriblement funèbre dans la Comédie de la Mort, il fait preuve d’une grace exquise dans maint sonnet et mainte villanelle. Mais, dans sa grace comme dans son horreur, le procédé est un : c’est de n’exprimer la pensée que moyennant image.

Que le style poétique soit naturellement fertile en images, qu’il les permette nombreuses et les exige souvent, ce n’est pas ce qui fait doute ; mais la question ne se pose pas dans ces termes avec M. Théophile Gautier : en prose comme en vers, est-ce l’image qui est de droit commun ? est-ce l’image qui fait loi ? Voilà la question qui ressort d’une lecture prolongée de ses vers et de sa prose.

Du moment que l’esprit, le talent, se tournent vers ce système de tout dire en images et de tout peindre en couleurs, ils peuvent aller très loin et faire de vrais tours de force ; mais le vrai centre est déplacé. Le procédé propre à l’art du style est d’emprunter à tous les arts, soit pour les couleurs, soit pour la forme, soit pour les sons, mais sans se borner à aucun de ces moyens, et surtout en les dominant et les dirigeant tous par la pensée et le sentiment dont l’expression la plus vive est souvent immédiate et sans image. Je ne parle pas, bien entendu, des vers de Voltaire ; mais, dans sa prose, combien de ces mots sans image apparente, et qui sont la pensée même en son plus vrai mouvement ! Et chez La Fontaine, quels vers à tout moment délicieux et d’une image insensible ! on y puise à même de l’ame, pour ainsi dire, comme en une eau courante. Ici, chez M. Gautier, l’eau ne court que sous une surface glacée et miroitante au soleil ; il a trop oublié que lui-même, quelque part, a dit heureusement

Que votre poésie, aux vers calmes et frais,
Soit pour les cœurs souffrans comme ces cours d’eau vive
Où vont boire les cerfs dans l’ombre des forêts.

Entre vous et le sentiment, au lieu du libre cours s’interpose cette glace (d’i-