Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/868

Cette page a été validée par deux contributeurs.
864
REVUE DES DEUX MONDES.

tier était trop jeune, avant 1830, pour se produire dans le premier mouvement de la poésie romantique ; mais il entra et persévéra en cette ligne, lorsque plusieurs l’abandonnaient ou songeaient du moins à en modifier le développement. S’occupant d’abord de peinture, vivant avec plusieurs amis poètes, peintres, sculpteurs, de la pure vie d’atelier, il en eut les préoccupations exclusives, le genre sans nuance, et, qu’il nous permette de le dire, quelques-unes des singularités extrêmes, en même temps que l’émulation sérieuse, les études sincères, l’ardeur et l’audace d’esprit. Quoiqu’il soit toujours délicat de juger ses confrères et successeurs, surtout en ce métier irritable de poésie, quoique à l’égard de M. Théophile Gautier notre rôle de juge et de donneur de conseils puisse sembler encore plus délicat, puisqu’on a bien voulu mêler de loin notre nom et notre exemple à son talent, il y a quelque chose qui met à l’aise, c’est un sentiment envers lui et envers ses mérites poétiques, un sentiment de bon vouloir équitable, dont nous sommes sûr et dont nous espérons, malgré quelque sévérité, qu’il ne doutera pas. Il sortit donc de ces années préparatoires avec un renfort de couleur, une science de tons et une décision d’images à tout prix, qui, après quelques essais moins remarqués, ont trouvé enfin leur cadre et leur jour : dans l’école, aujourd’hui renouvelée, de M. Hugo, M. Théophile Gautier est au premier rang.

Son livre de poésie, qui le classe véritablement, la Comédie de la Mort, s’intitule ainsi, non-seulement à cause de la première pièce qui porte ce titre particulier, mais aussi, sans doute, à cause d’une impression générale de mort qui réside au fond de la pensée du poète, qui ne le quitte pas même aux plus gais momens, et qui ne fait alors que le convier à une jouissance plus vive de cette terre et de ses couleurs. C’est, après tout, la même idée qu’on sait familière à Horace et aux poètes épicuriens : Eheu ! fugaces. Posthume, Posthume… ; mais, au lieu d’être exprimée sur le mode de l’inspiration antique, cette pensée prend, chez M. Théophile Gautier, la forme gothique et romantique ; et elle s’apparente directement aux peintures d’Orcagna ou d’Holbein, aux moralités des XIVe et XVe siècles.

La première pièce, qui est la plus considérable, a de la profondeur, et si le poète n’avait réservé qu’à de tels sujets sa plus grande vigueur et sa crudité de tons, on n’aurait que peu de reproches à lui faire ; ici du moins, il y a proportion entre l’expression et l’idée. Dans son premier point de vue intitulé la Vie dans la Mort, le poète, errant le 2 novembre dans un cimetière, y suppose la vie non encore éteinte, et essaie de se représenter les tourmens, les agonies morales, les passions ulcérantes de tous ces morts, si, vivant encore d’une demi-existence, ils pouvaient sentir et savoir ce qui se continue sans eux sur la terre :

Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque
Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;
Que l’on est mort pour tous ;
Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,