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REVUE LITTÉRAIRE.

quieu, je ne crois pas qu’il soit exact de faire du grand écrivain un causeur aussi insignifiant et aussi dénué de saillies que nous le montre M. Fortoul ; il ne faut pas trop s’en tenir à ce que dit Montesquieu de lui-même sur ce point : on lit dans les Mémoires de Garat une conversation de l’homme illustre, déjà bien près de finir, laquelle est, au contraire, tout étincelante d’images et de traits. La composition du café Procope est un peu arrangée à plaisir. Voltaire n’y causait guère avec Piron, et Vauvenargues, bien que logé rue du Paon, n’y allait pas[1]. Mais, à part ces critiques de détail, il n’y a que des éloges à donner à la vue d’ensemble jetée sur la littérature d’alors, et à ces couleurs de flétrissure énergique, encore mieux applicables à la nôtre aujourd’hui. S’il y a quelque anachronisme ici, il n’est pas choquant, et on l’accepte, parce qu’il laisse jour aux accens les plus généreux échappés à l’ame de l’auteur. Les amours de Juliette et de Simiane ont du charme, de la vérité, et je n’y vois guère à reprendre que ces visites un peu trop gothiques, et qui sentent l’année 1828, au haut des tours de Notre-Dame. On peut se mettre au-dessus de son siècle par la morale ; mais par le goût à ce point-là, c’est impossible.

Le récit de Simiane a touché Rousseau, mais ne l’a pas converti. Il semble même, plus tard, que l’exemple de Rousseau et ses succès, revenant jusqu’au sage ami, aient réveillé la tentation dans son cœur et jeté une ombre d’un moment sur sa félicité long-temps inaltérable. Mais Simiane, une dernière fois, a triomphé des désirs de gloire masqués en projets généreux. Les regards de sa Juliette, consultés assidûment et relus, un voyage de tous deux au Mont-Blanc, qui était alors une nouveauté et comme une découverte, réparent son ame et la rétablissent dans la modération vertueuse. « Les hautes montagnes, a-t-on dit, consternent aisément celui qui habite au pied, ou du moins elles le modèrent et le calment ; elles mettent l’homme à la raison. » Simiane reste dans la raison, ainsi que dans le bonheur ; lorsque Rousseau, déjà célèbre, les visite encore, il emporte de leur dernier embrassement une de ces fraîches et à la fois solennelles images qui, en présence de Thérèse et de tant d’illusions flétries, sauvaient l’idéal dans son cœur.

Ce personnage de Simiane à côté de Rousseau est vrai ; celui-ci a eu de tels amis, ses égaux d’esprit et d’ame, et obscurs ; on peut relire l’éloquente page qu’il consacre à la mémoire de l’un d’eux : « Ignacio Emmanuel de Altuna était un de ces hommes rares que l’Espagne seule produit, et dont elle produit trop peu pour sa gloire…[2] ». Simiane est un de ces Emmanuels de Jean-Jacques, restés inconnus.

Que manque-t-il à ce premier volume de M. Fortoul ? De vouloir moins prouver, d’être plus court, plus sobre et plus réduit de forme, surtout d’être parfait de style. À une donnée aussi simple, il fallait l’expression excellente et achevée, ce que La Bruyère appelle l’expression nécessaire. L’auteur, dans

  1. Voir le Tableau du dix-huitième siècle, par M. Villemain, tom. II, pag. 94 et suiv.
  2. Confessions, partie II, livre VII.