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REVUE LITTÉRAIRE.

dont la musique se mêle à l’oscillation du bateau, quand il nous murmure un peu longuement quelques-unes de ces tendresses infinies : « À quoi servirait au ciel d’être la plus étincelante merveille qui soit sortie des mains du créateur, s’il ignorait lui-même sa beauté ? Mais le limpide miroir des eaux a été répandu sur le globe pour qu’il pût y contempler sa face radieuse et jouir ainsi de lui-même, » il se rappelle involontairement et nous rappelle les strophes de l’Adieu à la Mer, qui nous ont tant bercés :

Le Dieu qui décora le monde
De ton élément gracieux,
Afin qu’ici tout se réponde,
Fit les cieux pour briller sur l’onde,
L’onde pour réfléchir les cieux.

Dans la lutte honorablement inégale, mais un peu trop opiniâtre, de ce commencement, M. Fortoul a dû éprouver que tout n’est pas vain dans ces efforts pittoresques qu’il a dénoncés quelquefois comme arriérés, et qu’il y a un art propre, constamment digne du plus sérieux souci, dans cette reproduction précise et splendide de la nature, dans cette transparence limpide de couleur, dans ces coups de pinceau du génie, que toutes les théories du monde ne donnent pas sans doute, mais qu’elles doivent reconnaître, saluer et cultiver.

L’intérêt, qui languissait dans le tête-à-tête, se relève avec l’arrivée d’un tiers ; c’est Rousseau lui-même, qui, jeune, inconnu encore et s’ignorant, ouvre un jour la barrière verte du jardin de la maisonnette, et s’avance, sans trop savoir pourquoi, mais invinciblement attiré par l’image du bonheur qu’il rêve et par un air de clavecin qu’il entend. M. Fortoul nous le dépeint avec fidélité et avec amour ; c’est bien le Rousseau des premières années des Confessions, à la veille des Charmettes. Il devient en peu d’instans l’ami de Simiane et de Juliette ; il s’asseoit à leur table. Laissons dire le romancier dans une page heureuse :

« Après dîner, Simiane essaya de faire causer son ami, et il lui adressa quelques questions littéraires. Son ami ne fit aucune réponse satisfaisante ; il ignorait presque le nom de Voltaire. Il parlait, du reste, de toutes les choses du cœur avec une facile éloquence, et son esprit n’était pas sans ressource ; mais il n’avait aucune teinture de ce qu’on appelle littérature, et qui est, aux yeux du monde, le plus beau fruit de l’éducation. Il avait vu beaucoup, et peu lu ; il avait eu déjà de grandes sensations, mais il était complètement étranger à l’art de les exprimer. Il avait erré comme un pauvre enfant aux pieds de ces Alpes où il avait reçu le jour ; et l’abondance de sentimens qu’il avait éprouvés au milieu des misères d’une vie incertaine n’avait trouvé d’autre forme pour se répandre que la musique, cette langue de l’air, du vent et de l’orage, que le génie a ravie à Dieu, et que ce jeune homme avait apprise tout seul en écoutant les échos de ses montagnes. D’ailleurs, il était paisible, confiant et bon ; il se jetait dans l’imprévu avec