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nelle, l’esprit chargé de notions et de faits, mais sans aptitude intellectuelle ; la mémoire serait déjà fatiguée, que le jugement sommeillerait encore.

On nous dira peut-être que l’éducation commune serait suffisamment complétée par l’apprentissage professionnel. Cette assertion nous ramène à la controverse qui, chaque année, se renouvelle, au sein des chambres, sur l’utilité des études classiques. Il nous semble que la question serait facilement résolue, si elle était convenablement posée. Quel est le but des études ? S’il n’est autre que de faire un placement avantageux, comme paraît le croire M. de Girardin[1], il est clair qu’il suffit de transmettre à l’enfant une somme de connaissances usuelles, une routine quelconque dont l’application porte profit. Mais si l’instruction (ici, nous prétendons restituer à ce mot toute sa puissance générique), si l’instruction est ce travail intérieur qui exhausse l’homme, et pour ainsi dire, le solidifie, il ne reste plus qu’à déterminer quels sont les exercices les plus favorables au développement de l’intelligence.

Dans les sciences exactes, que recommandent les adversaires de l’Université, l’élève n’a rien à faire qu’à accepter une série de définitions, qu’à inventorier des faits ou à transcrire des formules. Il a fallu sans doute de grands efforts de génie pour exprimer d’abord ces formules ou acquérir ces faits ; mais, une fois divulgués, chacun a pu se les approprier sans l’intervention des facultés inventives. On a cru long-temps que le meilleur guide du raisonnement était la méthode géométrique, qui est celle des sciences exactes. Nous avouons qu’elle devient parfois un utile auxiliaire ; mais comme elle ne s’applique pas à tous les ordres d’idées, l’esprit qui n’en posséderait pas d’autre serait en quelque sorte infirme. Expliquons notre pensée. Toute bonne argumentation repose sur des termes exactement définis, et si les savans raisonnent bien dans leur sphère, c’est qu’ils ont pour point de départ des définitions rigoureuses. Mais s’ils ont cet avantage, c’est qu’ils déterminent, non pas des choses réelles, mais des êtres factices, des valeurs conventionnelles : la ligne, le cercle, le vide, les élémens chimiques n’ont pas d’existence propre dans la nature ; ils sont ou des conceptions de l’esprit, ou des créations artificielles, et si l’homme les définit aisément, c’est que l’homme les a produits. Mais quand on sort des abstractions scientifiques pour entrer dans la réalité, les définitions, au lieu de se présenter naturellement, nécessitent un grand effort d’esprit. Or, cet effort se fait précisément dans le domaine des études littéraires. Pour définir, dans l’ordre positif et vivant, c’est-à-dire pour arriver à la possibilité de raisonner, il faut savoir d’abord la valeur intrinsèque et relative des mots qui représentent les idées, et ensuite l’histoire des idées elles-mêmes. L’enfant qu’on aurait voué exclusivement aux sciences abstraites ferait manœuvrer un petit nombre de définitions, reçues de confiance. Au contraire, dans les classes de littérature (nous les supposons bien faites), il faut, sous peine de ne se point comprendre, définir sans cesse, ou mentale-

  1. Voyez pages 16, 69 et 143.