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ASCENSION AU VIGNEMALE.

duisions. Ainsi que sur mer, ici point de route tracée : le Vignemale était notre pôle ; le Gave qui en sort et qui roulait à nos pieds, notre boussole. Nous cheminions sur des côtes vierges de pas humains, tirant sans cesse, de droite et de gauche, des bordées, dans le but de tromper la déclivité d’une surface glissante où nos montures perdaient souvent en équilibre ce qu’elles gagnaient en respiration.

À droite, au-dessus du Gave, dont les eaux sont si limpides, s’élève la montagne de la Courbe comme un mur immense ; cette montagne attire l’attention par sa raideur. Formée d’un marbre rose où l’œil ne découvre, pour ainsi dire, aucune anfractuosité, elle semble avoir été taillée par un architecte géant, pour former la vallée.

— Un homme fauchait son pré, l’autre jour, tout là-haut, me dit Jean-Marie (car notre caravane avait fait quelques recrues à Gavarnie) ; le pauvre diable s’est approché trop près du bord !… On n’en a rien retrouvé, monsieur !

Après deux heures de marche, par un soleil bien chaud, nous nous arrêtâmes sur une jolie pelouse, auprès d’une fontaine ; nous avions tourné le Malferrat que nous longions jusqu’alors, et le Vignemale brillait enfin devant nous, déroulant toute la pompe de ses glaciers, tout le caprice de ses aiguilles.

— Le voilà ! cria Cantouz se découvrant par respect devant sa conquête. Regardez cette pointe qui s’élève à peine derrière la neige… c’est le sommet de la montagne ! Voilà le pic où nous serons demain, avec la grace de Dieu et de Notre-Dame-de-Héas !

C’était le cas, si nous avions été Anglais, de pousser tous ensemble et par trois fois un hip ! hip ! hurrah ! à faire tomber une avalanche ; mais nous n’avons en français rien d’analogue. La pauvreté de notre langue nous condamna au silence le plus expressif.

— Vite un croquis de cette vieille tête, me dit Edgar.

Et nous dessinâmes.

— Eh ! mais… regarde là-bas, ne sont-ce pas des voyageurs à pied ? des guides ?… Il s’avancent vers nous… Ah ! s’ils nous avaient précédés !

J’étais, comme on voit, préoccupé de la crainte de ne pas arriver le premier à ce sommet, rêve de mon ambition.

— Non, monsieur, ce sont des étrangers, me dit Cantouz ; ils coucheront sans doute à Gavarnie, ils reviennent de Cauterets.

J’eus la faiblesse de me sentir soulagé d’un poids énorme. Notre route avait été égayée jusqu’alors par la vue d’immenses troupeaux répandus çà et là sur les larges flancs du Malferrat. Mais, après nous