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ASCENSION AU VIGNEMALE.

— Mais alors, s’il en est ainsi, d’où vient que le sommet du Vignemale passe pour être inaccessible ? et comment se fait-il que vous, en particulier, Cantouz, en ayez une tout autre opinion ?

— Ah ! monsieur, c’est que j’ai trouvé par hasard un chemin que personne ne connaît, et qui s’est bien gravé dans ma mémoire. Voyez ces cicatrices… ce sont des blessures que je me suis faites sous le glacier du Vignemale, en tombant dans une crevasse où je suis resté cinq heures. J’avais été chargé par un voyageur, il y a deux ans, de chercher un chemin pour parvenir au sommet de la montagne, et j’avais la promesse d’une belle récompense si j’y arrivais. Pendant plus de huit jours, je parcourus, avec mon beau-frère Bernard Guillembert, les neiges, les rochers, les glaciers, sans pouvoir approcher de cette maudite cime, dont les assises sont tellement unies, qu’elles n’offrent pas même de prise aux pieds d’un isard. Nous désespérions de réussir, quand le 8 octobre 1834, à une heure de l’après-midi, nous étions sur le grand glacier qui regarde la vallée d’Ossone. Tout à coup le pied nous manque à tous les deux, et nous tombons, à une grande profondeur, dans une crevasse, où, le corps tout meurtri, nous restâmes pendant quelque temps privés de sentiment. Je fus le premier debout, et j’aidai Bernard à se remettre sur ses jambes. J’étais bien éclopé de ma chute ; mais j’avais bon courage. Bernard, démoralisé, me recommandait déjà sa femme et ses enfans. Je parvins pourtant à le faire marcher, et, nous traînant sur les mains et les genoux, nous suivîmes la longueur de la crevasse, passant d’une cavité à l’autre, dans l’eau ou sur la neige fondue, cherchant si nous ne trouverions pas un resserrement assez étroit pour qu’il pût nous permettre de regagner la surface du glacier, en nous faisant un appui des deux parois. Après avoir long-temps erré dans ce labyrinthe, nous trouvâmes une espèce de cheminée, dans laquelle nous nous élevâmes tout doucement en nous creusant à droite et à gauche des degrés avec nos crampons, que nous avions détachés à cet effet. Je ne sais pas le temps que dura notre travail, mais il me sembla bien long, et quand nous eûmes enfin le bonheur de revenir sur le glacier, le soleil était déjà descendu du côté de Saragosse. Nous nous trouvions alors sur une grande plaine de neige, flanquée de quatre pics d’inégale grandeur, qui me parurent aussitôt devoir être les sommets du Vignemale. Il nous fut très facile de les atteindre, car il paraît que la crevasse d’où nous sortions était, du côté de l’est, le dernier obstacle que nous devions rencontrer. En cheminant sous la glace, nous nous trouvions avoir évité quelques passages également difficiles ; nous venions de dépasser la