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en Europe avant cette époque. En Asie notamment, « les conquêtes russes sur la Turquie égalent en dimension les petits états de l’Allemagne, les provinces rhénanes prussiennes, la Belgique et la Hollande réunis : les pays arrachés à la Perse approchent de l’étendue de l’Angleterre ; ceux acquis en Tartarie renfermeraient la Turquie d’Europe, la Grèce, l’Italie et l’Espagne[1]. » Il y a là quelque chose d’effrayant au premier coup d’œil ; mais, après tout, les conquêtes faites sur la Tartarie ne renferment guère que des steppes où errent des tribus nomades. Les provinces enlevées à la Turquie et à la Perse ne renferment pas plus de deux millions d’habitans : nous ne comptons pas les montagnards du Caucase qui sont des ennemis et non pas des sujets. Mais parmi ces populations clairsemées, celles même qui sont vraiment soumises au sceptre de la Russie ne peuvent pas lui apporter beaucoup de force ; car, pour nous servir d’une analogie triviale, mais assez exacte, ce n’est pas ce qu’on mange qui profite, mais ce qu’on digère. Les Géorgiens et les Arméniens sont chrétiens, sans doute, mais les uns sont fiers de leur antiquité et se souviennent d’avoir été une nation puissante et indépendante. Ils ont, de plus, des sentimens et des mœurs aristocratiques qui plieront difficilement sous le niveau administratif. Les autres ont un cachet particulier qui fait qu’ils restent toujours eux-mêmes, dans tous les pays et sous tous les gouvernemens, et qu’un Arménien ne cesse pas plus d’être Arménien qu’un juif d’être juif. Les Géorgiens appartiennent, comme les Russes, à la communion grecque ; toutefois, il paraît que le clergé de Géorgie supporte impatiemment la suprématie civile de l’empereur, et le soulèvement excité, en 1820, par les prêtres imérétiens, l’indique assez. Quant aux Arméniens, leur schisme étant antérieur à celui de Photius, leur symbole est autre que celui des Russes, et, comme ils retrouvent en eux toutes les erreurs et les pratiques des Grecs avec lesquels ils se sont disputés pendant des siècles, ce que les deux croyances ont d’opposé fait naître bien plus de haines, que ce qu’elles ont de commun n’enfante de sympathies. En outre, les empiétemens du gouvernement sur l’autorité spirituelle du patriarche d’Etchmiadzin blessent vivement l’église arménienne, et la portent quelquefois à regretter ses anciens maîtres. Mais si ces peuples chrétiens sont si peu disposés à devenir Russes, que sera-ce des populations musulmanes ? Quelle diversité d’origine, de mœurs, de sectes parmi ces Turcs, ces Persans, ces Tartares, ces

  1. Progrès et position actuelle de la Russie en Orient, pag. 210.