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ÉTABLISSEMENS RUSSES DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

querelles, elle ne sait pas s’unir contre les barbares ! Mais ce jour est loin encore, et ce qui pouvait être fait pour le prévenir, il n’est peut-être plus temps de le tenter.

On voit que nous ne dissimulons pas le danger ; mais on peut déjà prévoir d’où il viendra, et il y a tout lieu de croire que ce ne sera pas de l’Asie. Repassons en effet tout ce que nous avons appris de MM. Spencer et Eichwald, et nous nous convaincrons facilement que les conquêtes de la Russie dans l’empire de Cyrus et dans le royaume de Mithridate, au bord de fleuves classiques tels que le Phase et l’Araxe, sont, après tout, plus flatteuses pour sa vanité qu’utiles pour sa puissance. Nous trouvons d’abord la chaîne du Caucase, à travers laquelle elle ne possède que deux passages du plus difficile accès, vaste camp retranché de quatre cents lieues de tour, qu’elle est forcée d’observer et de surveiller sans cesse. Nous avons vu qu’il lui faut bloquer la côte de la mer Noire, garnir de troupes tout le cours du Kouban et tout le cours du Terek, pousser en avant une longue ligne de points fortifiés pour pouvoir atteindre la Géorgie, établir partout des forteresses ou des camps, enfin, recommencer sans cesse, contre des peuples indomptables, des expéditions ruineuses, qui dévorent ses meilleurs soldats. De l’autre côté du Caucase sont, à la vérité, de belles provinces où l’autorité de l’empereur est incontestée ; mais quels avantages ces possessions ne devraient-elles pas présenter pour compenser une si grande difficulté de communiquer avec elles ? Qui de nous souhaiterait à la France l’adjonction, je ne dis pas de l’Espagne, mais de l’Aragon et des Castilles, en supposant les Pyrénées peuplées d’ennemis, la Biscaye, la Navarre et la Catalogne, ouvertement ou secrètement hostiles, les communications par mer rendues à peu près inutiles par le défaut de ports ou de vaisseaux, enfin, les montagnes ne laissant qu’un ou deux passages dans leurs régions les plus élevées et les moins praticables ?

Mais ces provinces transcaucasiennes d’un si difficile accès, dont la capitale est à peu près aussi éloignée de Saint-Pétersbourg que le sont Paris ou Naples, quels profits réels rendent-elles au gouvernement russe ? La plupart, il est vrai, sont admirablement douées par la nature ; le sol y est d’une rare fertilité et peut donner les productions de presque tous les climats du globe : les montagnes y recèlent les métaux les plus précieux ; mais il n’y a personne pour exploiter toutes ces richesses. La population est rare, paresseuse, ignorante, indocile ; elle ne sait point profiter de son sol, de ses mines, de ses fleuves, de ses mers, et elle est un obstacle à peu près invincible