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vité créatrice. La vertu n’est que l’instrument de la pensée absolue. L’entendement, lié à l’ame comme l’ame au corps, se multiplie avec les individus et périt avec eux : l’intelligence absolue laisse retomber les ames avec les corps dans le néant d’où ils sortirent ensemble.

Le monde a son bien et sa fin en lui et hors de lui, comme le bien d’une armée est dans son ordre et par son chef. Le mal n’est pas un principe, et le monde n’est pas partagé entre deux principes contraires : le mal a sa source dans la puissance, et il ne se manifeste que dans le développement de l’opposition qu’elle renferme. Sans cesse le mal est vaincu par le bien, et le monde, tel qu’il est, est le meilleur des mondes possibles.

Dieu ne descend pas à gouverner les choses ; à la nature appartient l’architectonique du monde ; c’est elle qui tire le meilleur du possible. La nature tend au bien sous l’immédiate influence d’un désir nécessaire. Le bien se trouve à lui-même sa cause efficiente, et ce bien, c’est la pensée de la pensée.

Voilà quelques-unes des faces de la conception péripatéticienne dont il faut aller chercher l’ensemble dans le livre de M. Ravaisson, où elle se développe avec une attrayante lucidité. C’est peut-être la première fois que la pensée d’Aristote, si souvent traduite et commentée, se fait lire avec un charme presque littéraire ; on dirait une chaleur vivifiante qui circule à travers les abstractions, mais sans les dénaturer par de fausses couleurs ; si la forme est élégante, elle n’est employée qu’à mieux mettre en lumière la profondeur et la majesté du fond. Le seul reproche qu’on pourrait adresser au jeune écrivain serait d’avoir dépassé les limites du système métaphysique même, et d’avoir poussé de nombreuses excursions dans la logique, la physique et la politique d’Aristote. Cette abondance fait perdre quelquefois au livre le caractère d’une monographie, et au lecteur l’intuition directe de la métaphysique pure. Quelques phrases, heureusement en petit nombre, manquent de la précision habituelle à l’auteur : enfin quelques mots, comme aveugle où il aurait fallu écrire nécessaire, comme coutume où l’expression juste était habitude, ne répondent pas toujours à toutes les exigences de la pensée. Voilà de bien petites taches dans un tissu aussi éclatant et aussi solide.

M. Ravaisson nous doit encore le second volume de son Essai, où il tracera l’histoire de l’influence de la métaphysique péripatéticienne sur l’esprit humain, et de ses diverses fortunes pendant plus de vingt siècles : il se propose de conclure en appréciant la valeur de cette grande doctrine, et en déterminant le rôle qu’elle est appelée à jouer