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encore, à cette époque où elle régnait sous le nom des gouverneurs, la mort récente d’une aïeule de bon sens et d’habitudes laborieuses, vieille négresse libre, qui, sa fortune faite, fumait sa courte pipe de terre, pieds nus, sous la galerie d’une maison des champs très confortable. Les origines mélangées de la classe dominante à Bourbon sont une vérité proverbiale pour les blancs de l’île Maurice, et ceux-ci, fiers à juste titre, si ce n’est avec beaucoup de sens, de leur pure filiation européenne, ne manquent jamais, s’ils veulent qualifier quelque objet d’une blancheur ternie ou incertaine, de faire allusion au blanc de Bourbon.

Ne devine-t-on pas ce que tout cela prouve et où nous en voulons venir à travers ces détails reproduits avec une complaisance que l’on jugera peut-être bien empreinte d’un reste de préjugé involontaire ? Ils ne sont pas une digression superflue ; ils expliquent comment doivent être disposées naturellement les deux classes libres de Bourbon, l’une vis-à-vis de l’autre et toutes deux à l’égard des esclaves. Les rangs de la population reconnue blanche ont été si facilement et si largement remplis, qu’il s’y est glissé forcément des prolétaires en majorité, et ceux-ci, sans perdre leur titre de blancs, sont trop semblables aux libres de couleur et même aux esclaves, pour qu’on puisse traiter de chimère le principe de l’égalité future de toute la population insulaire. Les propriétés foncières de Bourbon étant concentrées dans un petit nombre de familles, et le commerce et l’industrie n’ayant pas reçu assez d’extension jusqu’à présent pour occuper beaucoup de monde, il s’ensuit qu’une grande partie, plus des deux tiers des blancs, restent à peu près sans propriétés et sans profession régulière. C’est au point que l’administration s’en est vivement inquiétée ; et, pour leur assurer des moyens d’existence, a songé plusieurs fois à les enrôler dans des milices spéciales ou dans des ateliers d’apprentis ; mais rien de tout cela n’a été conduit à bonne fin. Elle a cherché aussi à les faire émigrer pour Madagascar ; mais elle n’y a pas réussi davantage, et nous le concevons, car il vaut mieux mourir de faim chez soi que d’une fièvre impitoyable sur la terre étrangère. Les petits blancs, c’est ainsi qu’on les nomme, ne pourront guère s’étonner que les esclaves soient déclarés leurs égaux : déjà, dans l’état actuel des choses, il n’est pas rare de voir un blanc labourer son champ à côté de son esclave ; il est plus ordinaire encore de le voir exercer de vulgaires métiers, qui seraient réputés ailleurs le partage exclusif de la servitude[1].

  1. Le nombre des maîtres-ouvriers des diverses professions manuelles exercées à Bourbon