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PROMÉTHÉE.

mée ; idée qu’il n’a pas faite, qui est un peu l’œuvre de tous, mais qu’il travaille plus activement qu’aucun autre à dégager des théories, des faits et de la conscience universelle ; idée, plutôt conçue qu’enfantée, qu’il s’efforce d’élever, le premier, sur une base granitique et monumentale, comme une sorte de sphinx, placé sur la route de la vérité.

Quelle est donc, dira-t-on, cette idée mystérieuse, si artistement ébauchée dans Ahasvérus, continuée dans Napoléon, reprise de nouveau dans Prométhée ? Le mot de cette triple énigme est-il religieux ou sceptique, panthéistique ou chrétien ? Ainsi posée, cette question me paraît presque insoluble. Il est évident que si la formule exacte et philosophique de sa pensée était trouvée, l’auteur aurait employé pour l’exprimer les termes précis d’un théorème, non les vagues aperçus et les flottantes images de la poésie. Ce qui ressort clairement pour moi des trois poèmes de M. Quinet, c’est la foi de l’auteur dans la marche lente et douloureusement progressive de l’humanité, dans le dogme de la gravitation incessante du genre humain vers des régions de plus en plus hautes ; c’est le pressentiment d’une révolution prochaine dans les rapports qui lient les individus et les sociétés, l’esprit et le corps, le ciel et la terre. Il est heureux, toutefois, que l’auteur ait cherché successivement plusieurs symboles pour éclaircir de plus en plus le point de l’horizon où il tend. Ses intentions étaient restées assez voilées dans son premier poème, pour qu’un écrivain d’une bonne foi parfaite et de la plus rare sagacité[1] s’y soit trompé, et ait cru voir dans l’épilogue d’Ahasvérus, notamment dans la mort et l’ensevelissement du créateur des mondes, le dernier mot d’un désespoir poussé jusqu’au blasphème ; tandis que l’auteur, dans ses aspirations palingénésiques (qu’il a fait, toutefois, remonter d’un degré au moins plus haut qu’il n’aurait dû), n’avait, comme il l’a proclamé lui-même, voulu tirer de sa lyre qu’un hymne de rénovation et d’espérance.

Le nouveau cadre que M. Quinet vient de choisir pour mettre de plus en plus sa pensée en saillie, est emprunté à l’antiquité païenne. C’est l’ancien mythe de Prométhée, rattaché dans le passé aux mystères les plus révérés de la foi chrétienne, par une liaison d’idées entrevue de plusieurs pères de l’église, et couronné dans l’avenir par les premiers rayons d’un nouveau jour religieux, que je ne puis, dans mon embarras, nommer autrement que le par-delà le christianisme.

  1. M. Vinet a réimprimé, dans ses Essais de philosophie morale, son beau et sévère jugement sur Ahasvérus.