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VOYAGE AU CAMP D’ABD-EL-KADER.

Un de nos compagnons de voyage entretint l’émir d’un certain Jovas, commandant de la Notre-Dame de la Conception, brick du commerce, qui se trouvait alors dans le port d’Alger. C’est sur ce bâtiment et avec ce capitaine qu’Abd-el-Kader, en compagnie de son père, Si-Mahhi-el-Din, a fait, étant encore enfant, le voyage d’Alexandrie, pour se rendre de là à la Mecque et gagner le titre de hhadje, ou pèlerin. Aussi ce fut avec un vif sentiment de plaisir qu’il se trouva remis sur la voie d’un souvenir de jeunesse qui lui rappelait en même temps l’acte le plus important de la vie religieuse d’un vrai croyant. Il témoigna beaucoup de regret de ce que le capitaine Jovas ne s’était pas joint à nous pour venir le voir dans son camp, et il nous énuméra avec détail les obligations qu’il avait à ce chrétien, qui s’était montré pour son père et pour lui plein d’égards et d’attentions. Nous aurions voulu voir, en face de son ancien passager, l’honnête marin provençal qui jadis avait eu l’honneur de posséder à son bord ces deux illustrations (alors fort inconnues de tous), sans se douter qu’il portait dans son humble nef un Jugurtha au petit pied. Il aurait eu de la peine à retrouver le joyeux enfant que ses bras avaient bercé et qui souriait à ses caresses, dans cet homme sérieux et pâle qui hait la France, et se pare, vis-à-vis des siens, du titre de coupeur de têtes de chrétiens pour l’amour de Dieu[1].

Pendant cette conversation, nous eûmes une occasion nouvelle de faire des remarques sur l’élocution d’Abd-el-Kader : elle est vive et brillante, qualité assez commune, du reste, parmi les hommes de sa nation. Sa voix, qui a quelque chose de caverneux, nous parut assez monotone. Il a le débit extrêmement saccadé, et il jette ses phrases plutôt qu’il ne les prononce, ce qui paraît provenir de la multitude de pensées qui lui arrivent à la fois et qu’il désirerait toutes exprimer en même temps. C’est un défaut assez ordinaire dans beaucoup d’hommes à intelligences compréhensives et promptes, et qui voudraient rendre leurs pensées aussi rapidement qu’ils les conçoivent.

Abd-el-Kader fait un usage très fréquent dans le discours d’une locution que les Arabes n’emploient ordinairement que lorsqu’ils

  1. Ce titre est, en effet, un de ceux que prend Abd-el-Kader. Pour le comprendre, il faut savoir que, chez les musulmans, les têtes de chrétiens sont tarifées, et qu’à la guerre, c’est une spéculation assez lucrative pour les lâches traînards qui décapitent ceux que les braves ont tués. Mais le moumen, c’est-à-dire le vrai croyant, se ferait un scrupule d’autant plus grand de recevoir une récompense temporelle pour cette action, qu’elle lui paraît extrêmement méritoire ; c’est dans le ciel qu’il espère trouver sa rémunération. Celui-là seul a le droit de s’intituler coupeur de têtes de chrétiens, fi sabil Illah (pour l’amour de Dieu). Il y en a fort peu de cette espèce.