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VOYAGE AU CAMP D’ABD-EL-KADER.

parmi ceux-ci, deux seulement méritent d’être connus. Le premier, Si-el-Miliani, ou monsieur le Milianien (l’homme de Miliana), était un Hadjoute de cinquante ans environ, aux traits fortement prononcés, à la barbe noire et touffue. Ses yeux, d’une couleur indéfinissable, d’une expression farouche, étaient ordinairement cachés sous deux épais sourcils ; si quelque passion du vieil Hadjoute venait à être soulevée, ils paraissaient alors et ne sortaient de leur antre que pour lancer de la flamme et du sang. Dans les rares momens où El-Miliani était de bonne humeur, son aspect avait encore quelque chose de sinistre, et une de ses plaisanteries favorites consistait alors à passer sa main droite entre le haut de son burnous et son cou, et à la promener horizontalement, de manière à simuler un yataghan qui tranche une tête. L’autre cavalier était de la tribu des Beni-Amer, et se nommait Moustafa ; cet homme avait été chargé par le dey en 1816, après le bombardement de lord Exmouth, de conduire en Espagne les prisonniers espagnols qui se trouvaient dans les bagnes d’Alger. Il avait séjourné dans la Péninsule pendant sept ans, et avait assez bien appris la langue du pays. Depuis la conquête de 1830, il avait passé cinq ans dans les rangs de nos spahis, et enfin il s’était décidé à prendre du service chez Abd-el-Kader lorsque l’étoile de ce dernier lui avait paru grandir aux dépens de la nôtre. Moustafa, comme tous les barbares qui se trouvent en contact avec la civilisation, avait pris ce que celle-ci a de mauvais et laissé ce qu’elle a de bon. El-Miliani caractérisait ce phénomène à sa manière, en disant que Moustafa n’était plus musulman et n’était pas chrétien. Ces deux hommes se détestaient cordialement : le demi-civilisé regardait son compagnon comme un sauvage grossier et ignorant ; le vrai croyant méprisait l’autre à son tour et le traitait d’Arabe dégénéré et de renégat.

Pendant que les personnages dont on vient de parler étaient accroupis sous une tente et savouraient les délices du tabac indigène, l’auteur de ce récit et un autre Européen se promenaient dans le douar. Une multitude d’Arabes les environnaient, et les examinaient de très près avec une curiosité assez fatigante ; cependant on pouvait pardonner cette importunité à des gens qui n’avaient jamais aperçu peut-être un visage chrétien. Dans Paris, centre de la civilisation, ne voit-on pas tous les jours la foule s’assembler autour d’un burnous arabe ou d’une djabadoli maure, lesquels, par parenthèse, n’abritent souvent qu’un Arabe né dans un de nos faubourgs ? N’a-t-on pas vu en 1814 tous les promeneurs du jardin des Tuileries se ruer sur les