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REVUE. — CHRONIQUE.

Mais ces charges, cette armée, cette flotte, sont sa puissance même, et, sauf le tribut, qui est un dernier signe d’assujétissement, tout le reste, c’est l’indépendance. Méhémet-Ali se plaint des intrigues de la Porte en Syrie ; elle souffle, dit-il, la révolte des Druses ; elle entretient l’inquiétude parmi les populations. Je n’en sais rien ; mais supposons que cela soit vrai, les intrigues de la Porte prouvent sa faiblesse, et l’inutilité de ces intrigues démontre son impuissance à ceux-mêmes qu’elles séduisent un instant ; car Ibrahim-Pacha n’en a pas comprimé avec moins de rigueur l’insurrection des montagnards du Hauran, parce que les émissaires, l’argent et les promesses du divan s’y trouvaient engagés. Et ne voit-on pas que c’est là un grand triomphe moral remporté sur le sultan, que le pouvoir de Méhémet-Ali jette chaque jour de plus profondes racines en Syrie, à mesure que les populations, secrètement poussées à la révolte par la Porte, se sentent abandonnées par elle, et livrées sans défense ni diversion à leur impitoyable vainqueur ? En Égypte, Méhémet-Ali n’use et n’abuse-t-il pas, comme accapareur et unique marchand de certains produits, d’une souveraineté fort gênante quelquefois pour le commerce européen, et dont les firmans de Constantinople n’ont pu encore sensiblement affecter l’exercice ?

J’ai beau étudier cette situation sous ses divers aspects, je ne rencontre que ce tribut et ces firmans de Constantinople, si peu compris par le vice-roi, qui m’expliquent, dans l’ordre des intérêts sérieux, le désir d’indépendance qu’il vient de manifester. Pour les passions, il est convenu que nous les mettons de côté. Car je suppose, monsieur, que l’Europe laisse faire Méhémet-Ali, et qu’elle s’accommode de son indépendance. Pourra-t-il réduire son armée ? Renoncera-t-il à élever son nouvel empire au rang de puissance maritime sur la Méditerranée ? La conquête et la soumission de l’Arabie en deviendront-elles plus faciles ? Évitera-t-il ces inévitables révoltes des Druses et ces intrigues de la Porte chez lui, dont il se plaint avec tant d’amertume ! Évidemment non. Il faudra qu’il conserve sur pied des forces aussi imposantes que maintenant ; il continuera d’augmenter sa marine ; il aura long-temps encore à vaincre, dans ces populations récemment soumises, ces vieilles habitudes de liberté sauvage et de brigandage, qu’il s’est noblement imposé la tâche de détruire ; et ces populations continueront à s’appuyer sur les ressentimens de la Porte ottomane. Méhémet-Ali ne veut pas que le fruit de ses sueurs passe à d’autres qu’à ses enfans ; que son fils et ses petits-fils soient étranglés ou exilés après lui ; qu’un favori du sultan, envoyé de Constantinople, vienne au Kaire jouir de son œuvre ou la détruire. Il veut, en un mot, avoir semé et travaillé pour les siens. Rien de mieux assurément, et c’est là une noble ambition. Mais, je vous le demande, trouvera-t-il au moins dans une déclaration d’indépendance les garanties qu’il cherche pour son avenir et pour celui de sa race ? Non, monsieur, c’est à d’autres conditions, c’est par d’autres moyens qu’il assurera cet avenir, dont je le loue de s’occuper. Le secret, c’est qu’il reste fort, et que Mahmoud ne le redevienne pas ; car la force reprend tous les jours ce que la faiblesse a cédé. L’histoire du monde est tout entière dans cette grande vérité, malgré les traités les plus solennels qui se puissent imaginer. Eh bien ! Méhémet-Ali peut rester fort et se fortifier encore sous la souveraineté nominale de la Porte, en payant son tribut. Il peut continuer à préparer paisiblement la grandeur future de ses enfans, sans que l’Europe lui demande compte de son œuvre. Il peut confondre plus intimement que jamais