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de sécurité, n’est-ce pas faire trop et trop peu à la fois, mécontenter en même temps celui qui a perdu et celui qui n’a pas assez gagné, s’exposer à des embarras sans cesse renaissans et entretenir le germe de continuelles perturbations ? Oui, sans doute ; et néanmoins, à juger froidement les choses, cette politique vaut mieux encore que toute autre ; si elle ne décide rien, elle ne compromet rien ; si elle n’affermit pas, elle n’ébranle pas non plus ; si elle ne contente personne, elle force tout le monde à la résignation De plus, elle est humaine ; elle permet à l’avenir de se développer naturellement et sans violence ; elle conserve tout pour tout préparer. Elle ne blesse ici que les passions de deux hommes, le sultan et Méhémet-Ali, et elle n’empêche ni l’un ni l’autre de faire le bien qu’ils sont appelés à opérer : le premier, de régénérer la Turquie, si la chose est possible ; le second, de retremper et de rajeunir l’islamisme en relevant la race qui l’a propagé, de faire refleurir l’agriculture et le commerce en Égypte et en Syrie, d’en extirper le brigandage, et d’y ramener la civilisation en rétablissant par ces contrées les antiques communications de l’Occident avec l’Orient le plus reculé.

Je vous disais tout à l’heure que le statu quo en Orient ne blesse que les passions de deux hommes, le pacha d’Égypte et le sultan. Ce n’est pas, croyez-le bien, que je ne tienne grand compte des passions des souverains et même des sujets dans toutes les choses de la politique ; je sais le rôle qu’elles y jouent, et je ne voudrais pas, à tout prendre, les en exclure. Les passions de Méhémet-Ali, aidées par une volonté et une intelligence si remarquables, lui ont fait accomplir une des plus belles œuvres de ce temps. Qu’il veuille la couronner par une déclaration d’indépendance, par l’établissement de sa race ; conquérant et organisateur, qu’il aspire à fonder une dynastie, je le comprends, je ne m’en étonne ni ne m’en plains. Livré à mon admiration pour un homme de cette trempe et rejetant toute considération étrangère empruntée aux nécessités du système européen, je serais même fort enclin à souhaiter qu’il y réussît. Mais je sacrifie cette inclination à des besoins d’un ordre supérieur, et je crois que l’Europe est bien forte en combattant la passion quand elle respecte les intérêts fondamentaux et la puissance réelle du pacha d’Égypte.

L’Europe ne consentira donc point à reconnaître l’indépendance de Méhémet-Ali ; elle est donc décidée à maintenir par tous les moyens le statu quo du traité de Koniah ; elle se dispose donc à réprimer l’ambition du vice-roi, s’il persiste dans ses projets, comme elle a, en 1834 ou 1835, contenu les impatiens désirs de Mahmoud ? J’ai tout lieu de le croire, monsieur, et j’espère que sa volonté, fermement exprimée, fera encore ajourner l’exécution des desseins conçus à Alexandrie. Cette politique sert mieux les intérêts de Méhémet-Ali qu’il ne le pense peut-être lui-même ; je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Dans l’état actuel des choses, Méhémet-Ali paie à la Porte ottomane un assez gros tribut. Il entretient une armée considérable ; il possède une marine assez puissante, et consacre beaucoup d’argent à son accroissement, à l’amélioration du matériel et des équipages, au perfectionnement des coûteuses institutions qui en dépendent ; enfin il a établi une administration civile, qui obéit à lui seul, ne relève que de lui, n’existe que par lui ; et comme il est à la fois gouverneur suprême et négociant monopoliste, ses opérations de commerce exigent des dépenses particulières, de la même nature que celles du dernier commerçant. Voilà donc les charges qui pèsent sur Méhémet-Ali, et encore ne payait-il le tribut qu’à sa convenance.