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REVUE DES DEUX MONDES.

« Quelquefois on l’entendait prier dans son lit. Il y eut, une des dernières nuits, quelque chose de céleste à la manière dont elle récita deux fois de suite, d’une voix forte, un cantique de Tobie applicable à sa situation, le même qu’elle avait récité à ses filles en apercevant les clochers d’Olmütz[1]. Voilà comment cet ange si tendre a parlé dans sa maladie, ainsi que dans les dispositions qu’elle avait faites il y a quelques années, et qui sont un modèle de tendresse, de délicatesse et d’éloquence du cœur.

« Vous parlerai-je du plaisir sans cesse renaissant que me donnait une confiance entière en elle, jamais exigée, reçue au bout de trois mois comme le premier jour, justifiée par une discrétion à toute épreuve, par une intelligence admirable de tous les sentiments, les besoins, les vœux de mon cœur ; et tout cela mêlé à un sentiment si tendre, à une opinion si exaltée, à un culte, si j’ose dire, si doux et si flatteur, surtout de la personne la plus parfaitement naturelle et sincère qui ait jamais existé !

« C’est lundi que cette angélique femme a été portée, comme elle l’avait demandé, auprès de la fosse où reposent sa grand’mère, sa mère et sa sœur, confondues avec seize cents victimes[2] ; elle a été placée à part, de manière à rendre possibles les projets futurs de notre tendresse. J’ai reconnu moi-même ce lieu lorsque George m’y a conduit jeudi dernier et que nous avons pu nous agenouiller et pleurer ensemble.

« Adieu, mon cher ami ; vous m’avez aidé à surmonter quelques accidens bien graves et bien pénibles auxquels le nom de malheur peut être donné jusqu’à ce qu’on ait été frappé du plus grand des malheurs du cœur : celui-ci est insurmontable ; mais, quoique livré à une douleur profonde, continuelle, dont rien ne me dédommagera ; quoique dévoué à une pensée, un culte hors de ce monde (et j’ai plus que

  1. Voici le texte du cantique récité par Mme de Lafayette à l’aspect d’Olmütz, quand elle vint partager la captivité du général Lafayette au mois d’octobre 1795 : « Seigneur, vous êtes grand dans l’éternité, votre règne s’étend dans tous les siècles, vous châtiez et vous sauvez, vous conduisez les hommes jusqu’au tombeau, et vous les en ramenez, et nul ne se peut soustraire à votre puissante main. Rendez grâces au Seigneur, enfans d’Israël, et louez-le devant les nations : parce qu’il vous a ainsi dispersés parmi les peuples qui ne le connaissent point, afin que vous publiiez ses miracles, et que vous leur appreniez qu’il n’y en a point d’autre que lui qui soit le Dieu tout-puissant. C’est lui qui nous a châtiés à cause de nos iniquités, et c’est lui qui nous sauvera pour signaler sa miséricorde. Considérez donc la manière dont il nous a traités, bénissez-le avec crainte et avec tremblement, et rendez hommage par vos œuvres au roi de tous les siècles. Pour moi, je le bénirai dans cette terre où je suis captive, etc. » (Tobie, chap. XIII, v. 2, 3, 4, 5, 6 et 7.)
  2. Dans le cimetière de Picpus.