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je donnerais mon sang goutte à goutte pour elle ; je me reprocherais chaque instant de ma vie qui ne serait pas uniquement dévoué à cette cause ; mais le charme est détruit… » Et plus loin, il parle encore de l’injustice du peuple, qui, sans diminuer son dévouement à cette cause, a détruit pour lui cette délicieuse sensation du sourire de la multitude. Ainsi, avant le 10 août, avant la proscription et le massacre de ses amis, et même après que Foulon eut été déchiré devant ses yeux et malgré ses efforts, avec les circonstances qu’on peut lire dans les Mémoires de Ferrières, le charme subsistait encore pour Lafayette ; il fallait que La Rochefoucauld fut massacré à Gisors pour que l’attrait de la multitude s’évanouit, et pour qu’elle cessât (au moins dans un temps) de lui sourire. Tous les reproches adressés à Lafayette au sujet de ces journées du 22 juillet, du 5 et 6 octobre, me paraissent aujourd’hui abandonnés ou réfutés, et ils se réduisent à cette remarque morale, laquelle porte sur la nature humaine encore plus que sur lui.

Quant aux reproches en sens opposé, et pour avoir défendu la constitution et la royauté de 91 contre les émeutes, ils ne s’adressent pas à la moralité de Lafayette, qui ne faisait que suivre entre la cour infidèle et les factions orageuses la ligne étroite de son serment. On peut seulement se demander si, en s’enfermant comme il le fit dans la constitution de 91 sans issue, il ne dévoua pas sa personne et son influence à une honorable impossibilité. Je crois que Lafayette, dans les excellens exposés qu’il donne de la situation révolutionnaire aux divers momens de 89 à 92, s’exagère en général la pratique possible de la constitution. Il a beau faire, il a beau en justifier la mesure et les bases, analyser et qualifier à merveille les divers partis qui s’y opposent et les hommes qui pour et contre figurent, toujours l’un des deux élémens essentiels à son ordre de choses lui échappe. Toujours, d’un côté, la cour conspire et ne veut pas se rallier ; toujours, d’un autre côté, la foule et les factions ne peuvent pas avoir confiance et ne veulent pas s’arrêter. Il s’agissait, en 91, pour le gros de la nation active et pour les générations survenantes, de bien autre chose que de la constitution même. Une cour restait, à bon droit suspecte : la fuite du 20 juin et les révélations subséquentes l’ont assez convaincue d’incompatibilité. Le grand mouvement de 89 avait remué toutes les opinions, exalté tous les sentimens ; on se précipitait de toutes parts dans l’amour du bien public, comme sur une proie ; les générations qui n’avaient pas donné en 89 étaient avides de mettre la main aussi