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DE L’UNITÉ DES LITTÉRATURES MODERNES.

génération spontanée, qui, n’ayant point eu d’ancêtres, n’avait point de successeurs.

Le siècle auquel ce genre de critique a surtout été appliqué est celui de Louis XIV. Sujet ordinaire de la discussion des écoles, souvent il est devenu sous la plume des écrivains un argument que chacun faisait tourner au profit de son système ou de ses œuvres. Le moyen le plus ordinaire pour cela, était de l’isoler, comme un point unique dans la durée. On s’efforçait d’en faire ressortir les différences d’avec tout ce qui l’entourait ; par là on croyait le grandir. En le séparant de ses origines naturelles, des traditions du christianisme et de la féodalité, on lui faisait une condition différente de celle de tous les autres siècles. Il semblait naître de lui-même, couronné de ses mains, naturellement et nécessairement investi d’une sorte de royauté légitime sur toutes les autres parties du temps ; monarque absolu de la durée, qui, ne devant rien qu’à soi, rapportant tout à soi, sans relation avec le passé, sans penchant pour l’avenir, aurait pu dire sur son trône solitaire, en changeant le mot de son héros : L’éternité, c’est moi !

Ainsi cette époque était comme suspendue et égarée dans le temps ; ou, ce qui revient au même, si l’on cherchait quelque part ses origines, on les trouvait toutes dans le siècle d’Auguste. En vain dix-sept cents ans les séparaient ; cet intervalle semblait un espace vide à travers lequel ces deux époques jetées sur le même plan, et, pour ainsi dire, dans le même moule, pouvaient sans obstacle se rapprocher et s’étreindre. Le génie chrétien, qui était au fond du dix-septième siècle, fut négligé par la critique, qui étala au contraire, à plaisir, les ressemblances de la poétique de ce temps avec la poétique païenne ; on se figurait dans Rome une antiquité moderne, dans Versailles une France antique ; et sur ce terrain imaginaire, abrégeant des deux côtés la distance qui séparait Auguste de Louis XIV, on confondait ces deux civilisations dans une alliance doublement impossible. Séparée par un abîme de l’esprit des littératures étrangères, l’époque française paraissait faite, comme le disait Voltaire, pour servir de reproche à toutes les autres ; et sur ce fondement on heurta pendant cinquante ans les doctrines et les noms. Racine contre Shakspeare, Boileau contre Dante, Corneille contre Calderon. Détourné de son caractère social, le siècle de Louis XIV devint une sorte de bélier antique incessamment dressé contre tous les monumens du génie moderne, dans le reste de l’Europe.