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AFFAIRES D’ORIENT.

civilisation matérielle à la hauteur des peuples de l’Occident. Une fois maîtresse du Bosphore, elle s’efforcera naturellement d’expulser les produits anglais de tous les marchés de l’Orient sur lesquels elle aura une action directe, pour leur substituer ceux de sa propre industrie. Aussi, la conquête de Constantinople est-elle peut-être pour cet empire une question de prééminence encore plutôt commerciale et maritime que politique.

Les limites de son territoire, en Asie, ne sont plus qu’à quelques lieues de la ligne par laquelle les produits anglais pénètrent dans la Perse. Dès que la Russie aura pris pied sur le Bosphore, la Perse, ou s’engloutira dans son vaste empire, ou tombera sous sa dépendance absolue. Or, dans cet état de choses, ce ne sera plus seulement le commerce de l’Angleterre qui se trouvera menacé, mais l’existence même de ses possessions dans l’Inde. Si la Russie venait à disposer de toutes les ressources de la Perse, il ne lui serait point impossible de discipliner les hordes guerrières qui vivent dans ces contrées asiatiques, de les pousser au-delà de l’Indus, et de porter à la domination anglaise, dans l’Inde, des coups dont elle ne se relèverait jamais. On sait que l’idée de cette entreprise gigantesque a occupé, sur le radeau du Niémen, Napoléon et Alexandre. Ne peut-il point se rencontrer sur le trône des czars un génie assez hardi pour vouloir l’accomplir, et assez habile pour la mener à une glorieuse fin ?

La possession par la Russie des plus belles provinces de la Turquie, surtout des Dardanelles, lui assurerait enfin de si vastes ressources, une position maritime si favorable, que, par l’impulsion naturelle des choses, sa marine prendrait bientôt un essor immense. Tant que la Turquie sera debout, la moitié des escadres de la Russie restera comme emprisonnée dans la mer Noire ; la Méditerranée demeurera soustraite à son action. Mais cet empire écroulé et devenu la proie de son ennemie, l’Angleterre verra bientôt s’élever dans les mers du Levant une nouvelle rivale, qui, unissant ses efforts à ceux de la France, réussira peut-être un jour à la déposséder des îles Ioniennes et de Malte.

Ainsi, intérêts commerciaux, intérêts de domination dans l’Inde, intérêts maritimes, tout ce qui fait la splendeur de l’empire britannique se trouverait menacé par le débordement de la Russie sur le Bosphore. De là, pour l’Angleterre, le devoir de s’opposer de toute l’énergie de sa volonté et de ses moyens à l’accomplissement des vues de la cour de Saint-Pétersbourg. Sa position géographique lui permet à cet égard toute liberté d’action ; et en cela, elle se trouve