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AFFAIRES D’ORIENT.

cœurs les plus vils. Comment ne pèserait-il pas à l’énergique sultan, dont tout le règne est une lutte opiniâtre et impuissante contre le destin qui semble avoir pris à tâche de le vaincre et de le briser. Le czar doit craindre sans cesse qu’il ne fasse effort pour s’arracher à son écrasante protection et se placer sous l’égide des puissances véritablement intéressées à sa conservation. Aussi, bien que la politique de la Russie soit en ce moment toute à la paix et à la modération, si une fois les évènemens jettent dans ses mains la proie qu’elle convoite depuis si long-temps, elle s’en saisira avec la volonté de la conserver, à moins qu’un pouvoir plus fort que le sien ne vienne la lui arracher. Du reste, tous les élémens d’une crise plus ou moins prochaine existent, tous les intérêts sont en présence et dans l’attitude de l’attente. Aujourd’hui le bruit se répand que Méhémet-Ali veut rompre le lien de vassalité qui le retient encore dans la dépendance de la Porte. Demain Mahmoud, à son tour, voudra peut-être réparer la honte du traité de Koniah et recouvrer la Syrie. Le pacha d’Égypte, usé par l’âge et les travaux, peut avoir une fin prochaine. Son fils Ibrahim est lui-même atteint, dit-on, d’un mal incurable. Après la mort de ces deux chefs, quel sera le sort de l’Égypte et de la Syrie ? Enfin la rébellion d’un pacha, une insurrection parmi les troupes du sultan, une révolution de sérail produite par le soulèvement de tous les intérêts, de toutes les croyances, de tous les préjugés qu’ont froissés les réformes de Mahmoud, toutes ces hypothèses, qui entrent dans les éventualités d’un avenir peu éloigné, peuvent devenir autant de causes d’une crise décisive en Orient.

Jamais, il faut le dire, les grandes puissances de l’Occident n’ont déployé, dans leur politique vis-à-vis de la Turquie, l’union et l’énergie que réclamaient l’indépendance et la conservation de cet empire. Leur mollesse, leur imprévoyance et surtout leur peu de soin pour accorder, sur cette grande question, leurs intérêts sous quelques rapports divergens, ont contribué, tout autant que l’habileté audacieuse de la Russie et les fautes de la Porte, à conduire cette dernière sur le penchant de l’abîme où nous la voyons aujourd’hui. Avant la guerre de 1828, elles pouvaient conserver encore un reste d’illusions sur la force de résistance de cet empire : les Balkans n’avaient jamais été franchis. Mais le prestige attaché à ce fameux boulevart est détruit maintenant. Diebitsch a montré à tous les Russes le chemin qui conduit à l’antique Bysance, et les choses sont arrivées à ce point que la Turquie ne pourrait plus supporter un nouveau choc de son terrible ennemi : elle tomberait bientôt et s’abîmerait dans ses ruines.