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DUPONT ET DURAND.

Feront une Babel d’un colossal wagon.
Là, de sa roue en feu, le coche humanitaire
Usera jusqu’aux os les muscles de la terre.
Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
Ne verront qu’une mer de choux et de navets.
Le monde sera propre et net comme une écuelle ;
L’Humanitairerie en fera sa gamelle,
Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux.
Quel projet, mon ami ! quelle chose admirable !
À d’aussi vastes plans rien est-il comparable ?
Je les avais écrits dans mes momens perdus.
Croirais-tu bien, Durand, qu’on ne les a pas lus ?
Que veux-tu ? Notre siècle est sans yeux, sans oreilles.
Offrez-lui des trésors, montrez-lui des merveilles,
Pour aller à la Bourse, il vous tourne le dos.
Ceux-là nous font des lois et ceux-ci des canaux ;
On aime le plaisir, l’argent, la bonne chère ;
On voit des fainéans qui labourent la terre ;
L’homme de notre temps ne veut pas s’éclairer,
Et j’ai perdu l’espoir de le régénérer.
Mais toi, quel fut ton sort ? À ton tour sois sincère.

DURAND.

Je fus d’abord garçon chez un vétérinaire.
On me donnait par mois dix-huit livres dix sous.
Mais il me déplaisait de me mettre à genoux
Pour graisser le sabot d’une bête malade
Dont je fus mainte fois payé d’une ruade.
Fatigué du métier, je rompis mon licou,
Et, confiant en Dieu, j’allai sans savoir où.
Je m’arrêtai d’abord chez un marchand d’estampes
Qui, pour certains romans, faisait des culs-de-lampes.
J’en fis durant deux ans. Dans de méchans écrits
Je glissais à tâtons de plus méchans croquis.
Ce travail ignoré me servit par la suite ;
Car je rendis ainsi mon esprit parasite,
L’accoutumant au vol, le greffant sur autrui.
Je me lassai pourtant du rôle d’apprenti.
J’allai dîner un jour chez le père La Tuile ;