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dant que le gouvernement impérial s’affermissait, il cultivait Lagrange et attendait la liberté publique.

Mais avait-il raison d’y croire ? est-ce à lui supériorité d’esprit autant que supériorité de caractère, d’y avoir cru en un sens qui s’est trouvé à demi illusoire ? — Certes, je ne prétendrai pas qu’il n’y ait eu chez Mirabeau, chez Sieyes, chez Talleyrand, même chez Rœderer, un grand témoignage d’intelligence dans cette promptitude à entendre les divers aspects de l’humanité, à s’en souvenir, à deviner, à ressaisir si tôt le dessous de cartes et le revers, à se rendre compte du lendemain dès le premier jour, à ne pas s’en tenir au sublime de la passion qu’ils avaient (ou non) partagée un moment ; à discerner, sous la circonstance d’exception, l’inévitable et prochain retour de cette perpétuelle humanité avec ses autres passions, ses infirmités, ses vices et ses duperies sous les emphases. Malgré la défaveur qui s’attache à ce dire dans un temps d’emphase générale et de flatterie humanitaire, il m’est impossible de n’en pas convenir ; tant que nous n’aurons pas une humanité refaite à neuf, tant que ce sera la même précisément que tous les grands moralistes ont pénétrée et décrite, celle que les habiles politiques savent, mais au rebours des moralistes, sans le dire, il y aura témoignage, avant tout, d’intelligence à dominer par la pensée les conjonctures, si grandes qu’elles soient, à s’en tirer du moins, à s’en isoler en les appréciant, à démêler sous l’écume diverse les mêmes courans, à sentir jouer sous des apparences nouvelles, et qui semblent uniques, les mêmes vieux ressorts. Pourtant si ç’a été, avant tout, chez Lafayette, une supériorité de caractère et de cœur de croire à l’avènement invincible de certains principes utiles et généreux, ce n’a pas été une si grande infériorité de point de vue ; car si ces principes n’ont pas obtenu toute la part de triomphe qu’il augurait, ils ont eu une part de triomphe infiniment supérieure (au moins à l’heure de l’explosion) à ce que les autres esprits réputés surtout sagaces auraient osé leur prédire.

Chez les hommes qui jouent un grand rôle historique, il y a plusieurs aspects successifs et comme plusieurs plans selon lesquels il les faut étudier. Le premier aspect qui s’offre, et auquel trop souvent on s’en tient dans l’histoire, est le côté extérieur, celui du rôle même avec sa parade ou son appareil, avec sa représentation. Lafayette a eu si long-temps un rôle extérieur, et l’a eu si constant, si en uniforme j’ose dire, qu’on s’est habitué, pour lui plus que pour aucun autre personnage de la révolution, à le voir par cet aspect ; habit national, langage et accolade patriotique, drapeau, pour beaucoup de gens,