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gissement d’un vent furieux qui se déchaînait contre les pics les plus élevés du Cruachan, et qui redescendait à travers les bois qui recouvrent sa base vers le lac. Tout le Pool-Awe, du côté de l’ouest, était déjà enveloppé d’une brume épaisse qu’amenait le vent de mer.

— Nous n’arriverons pas à temps, s’écria le vieux rameur, la tempête n’est plus qu’à un mille de nous.

— Oui, là-bas le lac est tout blanc d’écume ; gagnons la rive la plus voisine, répondit froidement son compagnon.

Nous tournâmes le dos au point vers lequel jusqu’alors nous nous étions dirigés, et nous nageâmes vers une petite langue de terre qui s’allongeait dans le lac à une cinquantaine de toises de nous. À peine la moitié de la barque était-elle cachée par l’extrémité de cette pointe que le vent fondit sur nous avec fureur. Heureusement, dans notre course rapide, nous l’avions eu bientôt dépassée d’une longueur de barque, et nous étions abrités par le petit promontoire que dominaient des rocs élevés : sans cela nous aurions infailliblement chaviré. Le lac, en effet, ne présentait plus derrière nous qu’un mélange confus d’écume et de brouillard ; nous étions néanmoins hors de danger, et avant que l’ouragan nous eût gagnés, nos gens avaient échoué notre canot au fond de la petite anse où nous venions de nous réfugier, et l’avaient traîné sur les cailloux, hors de la portée des vagues.

Le coup de vent dura deux grandes heures, que nous passâmes étendus sous des rochers qui nous offraient un abri bien préférable à celui que nous eussions pu trouver sous le meilleur water-proof. Tout en observant les divers effets de la tempête sur le lac, qui venait mugir à nos pieds, couché sur le sable fin et bercé par le bruit monotone des vagues et les sifflemens du vent dans les bois de sapins du Ben-Cruachan, j’avais fini par m’endormir, sans égard pour le pittoresque de la scène, quand tout à coup je fus tiré de mon sommeil de la manière la plus étrange. Je me sentais vigoureusement tiré en arrière par les basques de mon habit. Je me retournai vivement ; mais, au lieu d’un voleur que je m’attendais à surprendre en flagrant délit, je me trouvai en présence d’un petit poney tout velu, qui fit un bond en arrière en me regardant d’une façon des plus espiègles. Je portai la main à la basque que l’animal avait saisie, et qui ne tenait plus qu’à un fil, et je devinai aussitôt quelle avait été la cause de son indiscrétion. Le poney avait senti, à travers l’enveloppe qui les recouvrait, quelques petites galettes de farine d’avoine (cakes) qu’en quittant Inverary j’avais, par mesure de précaution, placées dans ma poche ; et pendant mon sommeil il avait voulu s’en emparer sans plus de façons. Ne pouvant ouvrir la poche, il avait trouvé plus simple de l’enlever à la manière des coupeurs de bourse. Tout en jurant après le voleur, je ramassais une pierre pour la lui jeter. — Arrêtez ! me cria un de mes rameurs, arrêtez ! C’est peut-être le Kelpie ; le Kelpie est venu vous rendre visite, et c’est bon signe. — Le Kelpie ? — Mais oui, le Kelpie ; c’est l’esprit familier des lacs. Et là-dessus le brave homme me raconta de merveilleuses histoires de l’es-