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DES INTÉRÊTS NOUVEAUX EN EUROPE.

voilà, parvenue à sa plus haute expression, la pensée systématique.

Quand l’empereur à Sainte-Hélène s’attache, dans des conversations dont il prévoit le retentissement en Europe, à assigner à chacune de ses grandes entreprises un grand motif, à sauver ses conceptions et ses desseins du reproche d’avoir été quelquefois des fantaisies, ne rend-il pas hommage au génie de son siècle qui veut à la force un emploi rationnel, à la guerre une application sociale ? Napoléon n’ignore pas la trace lumineuse que laisseront dans l’histoire son étoile et son nom ; mais sa gloire, si radieuse qu’elle soit, ne lui paraît devoir durer que s’il démontre qu’elle est raisonnable.

Il y aura dans quelques semaines huit ans que l’Europe tout entière s’est émue, et que les passions politiques ont failli mettre aux peuples les armes à la main. Il se rencontrait encore une fois que la révolution française, dont le génie est pacifique et humain, semblait exciter les nations à la lutte, et paraissait prendre elle-même une attitude guerrière. Mais comme la paix n’a pas été troublée dès les premiers momens, cet ajournement en a amené d’autres : aux passions se sont mêlés les intérêts pour les amollir et les désarmer, et le calcul a triomphé de l’enthousiasme ou de la colère.

Tout, dans notre siècle, est ramené à la raison, même les sentimens les plus vifs, les emportemens les plus héroïques. Les guerres ne peuvent être maintenant que des guerres inévitables. De plus, il faut que leur nécessité non-seulement résulte de la nature des choses, mais encore qu’elle soit comprise par de grandes majorités, qui seules peuvent livrer aux gouvernans les moyens de les entamer et de les soutenir. Enfin, la guerre devra se faire en présence de la liberté de la presse, et l’épée devra non-seulement combattre l’ennemi, mais ne pas craindre les discussions de l’esprit et de la plume. Ainsi, d’une part, la raison de l’homme et des peuples s’étend, s’affermit, et tend à accroître sa précision par la pratique des affaires, de l’autre leur puissance matérielle revêt d’autres proportions et d’autres formes, et, par des combinaisons progressives, obtiendra des effets que jusqu’ici le monde n’a pas connus. Trouvons-nous dans le passé quelque chose qui ressemble à cette coalition réfléchie de l’esprit et de la matière, et ne suffit-elle pas à doter notre siècle d’une valeur qui lui permet de ne rien envier à ceux dont l’histoire a déjà inscrit dans ses fastes la date et le caractère ?


Lerminier.