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ÉTABLISSEMENS RUSSES DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

des notions très confuses sur ce grand empire, sur son histoire, son état moral, ses ressources matérielles, sa position à l’égard de ses voisins, ses plans d’agrandissement et leurs chances de succès[1]. On se souvient en revanche de la campagne désastreuse de 1812, des Cosaques campés dans Paris, de la sainte-alliance organisée par Alexandre pour arrêter toutes les tentatives du libéralisme européen ; quant à son successeur, on ne voit en lui que l’oppresseur de la Pologne, le grand-prêtre du despotisme, l’ennemi le plus déclaré des idées les plus populaires en France. De là vient que l’opinion publique, par rapport à la Russie, reste sous l’influence d’une politique de sentiment qui a sans doute le droit d’être prise en considération quand il s’agit de questions continentales et européennes, mais qui pourrait conduire à d’étranges illusions si on l’appliquait à la question d’Orient qui doit être régie dans des principes fort différens et où s’agitent des intérêts d’une tout autre nature.

Comme il est important qu’il se forme sur ce point une opinion publique éclairée et qu’on se mette à juger ces sortes de questions non sur des sentimens et des impressions, mais sur des faits et des données positives, nous croyons faire une chose utile en recueillant et coordonnant une masse assez considérable de renseignemens sur les conquêtes et les établissemens des Russes dans l’Asie occidentale. Tout ce qui concerne Constantinople et la Turquie d’Europe est assez connu, ou du moins ceux qui veulent s’instruire ont à leur portée des documens en abondance. Il n’en est pas tout-à-fait de même de ce qui a rapport à la Perse et à la Turquie d’Asie. Les traités de Goulistan et de Tourkmantchaï, qui ont enlevé au Chah des portions si importantes de son empire, ne se présentent vraisemblablement que d’une façon bien peu distincte à la mémoire des hommes les plus occupés de politique. Quant au traité d’Andrinople, on a accordé une attention trop exclusive à ce qu’il a réglé touchant les provinces danubiennes, pour se souvenir de trois ou quatre bicoques au nom barbare, seul accroissement de territoire qu’il ait valu à la Russie sur le rivage opposé de la mer Noire. Ces résultats ne sont cependant ni sans intérêt ni sans importance, et ils jettent une vive lumière sur l’ensemble de la question d’Orient et sur l’avenir de l’islamisme. C’est seulement depuis qu’elle a franchi le Caucase que la Russie menace sérieusement le monde mahométan. Ses positions au-delà de cette

  1. Nous devons faire une exception en faveur d’un travail très remarquable sur la Russie, publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1837.