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cette imprévoyance funeste avait imprimée sur sa vie ; mais qu’en vain l’amiral, et toute l’armée, et toute la république, l’avaient réhabilité ; qu’il ne s’en consolerait jamais. Il dit qu’il regardait la mort affreuse de sa femme comme un juste châtiment du ciel, et qu’il n’avait pas goûté un instant de repos depuis cette déplorable année. Enfin il peignit sous des couleurs si vives le sentiment qu’il avait de son propre déshonneur, l’isolement volontaire où s’éteignait son ame découragée, le profond dégoût qu’il avait de la vie, et la ferme intention où il était de ne plus lutter contre la maladie et le désespoir, mais de se laisser bientôt mourir, que la bonne Antonia fondit en larmes, et lui dit, en lui tendant la main : Pleurons donc ensemble, noble seigneur, et que mes pleurs ne vous soient plus un reproche, mais une marque de confiance et de sympathie.

Orio s’était donné beaucoup de peine pour être éloquent et tragique. Il avait grand mal aux nerfs. Il fit un effort de plus et pleura.

D’ailleurs, Orio avait parlé, à certains égards, avec la force de la vérité. Lorsqu’il avait peint une partie de ses souffrances, il s’était trouvé fort soulagé de pouvoir, sous un prétexte plausible, donner cours à ses plaintes, qui chaque jour lui devenaient plus pénibles à renfermer. Il fut donc si convaincant, qu’Argiria elle-même s’attendrit et cacha son visage dans ses deux belles mains. Argiria était, à l’insu de Soranzo et de sa tante, derrière une tapisserie, d’où elle voyait et entendait tout. Un sentiment inconnu, irrésistible, l’avait amenée là.

Pendant huit autres jours, Orio suivit Argiria comme son ombre. À l’église, à la promenade, au bal, partout elle le retrouvait attaché à ses pas, fuyant d’un air timide et soumis dès qu’elle l’apercevait, mais reparaissant aussitôt qu’elle feignait de ne plus le voir ; car, il faut bien le dire, la belle Argiria en vint bientôt à désirer qu’il ne fût pas aussi obéissant, et, pour ne pas le mettre en fuite, elle eut soin de ne plus le regarder.

Comment eût-elle pu s’irriter de cette conduite ? Orio avait toujours un air si naturel avec ceux qui pouvaient observer ces fréquentes rencontres ! Il mettait une délicatesse si exquise à ne pas la compromettre, et un soin si assidu à lui montrer sa soumission ! Ses regards, lorsqu’elle les surprenait, avaient une expression de souffrance si amère et de passion si violente ! Argiria fut bientôt vaincue dans le fond de l’ame, et nulle autre femme n’eût résisté aussi long-temps au charme magique que cet homme savait exercer lorsque toutes les puissances de sa froide volonté se concentraient sur un seul point.