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Pascalina avait laissé la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive, et vit à l’angle du canaletto les gondoles qui s’éloignaient emportant la sérénade. Elle revint sur ses pas et rentra en fermant la porte avec soin ; il était trop tard. Un homme caché derrière les colonnes du portique avait profité du moment. Il s’était élancé légèrement dans l’escalier du palais Memmo ; et marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur qui s’échappait d’une porte entr’ouverte, il avait audacieusement pénétré dans l’appartement d’Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa jeune maîtresse évanouie dans les bras de la tante, et le donneur d’aubades à genoux devant elle.

Vous conviendrez que le moment était mal choisi pour s’évanouir, et vous en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d’écouter les huit sérénades. L’effroi avait remplacé la colère, et Orio ne s’y trompait nullement, quoiqu’il feignît d’y croire. — Madame, dit-il en se prosternant et en présentant le bouquet à la signora Memmo, avant qu’elle eût eu la présence d’esprit de lui adresser la parole, je vois bien que votre seigneurie s’est trompée en m’accordant cette faveur insigne ; je ne l’espérais pas, et le musicien qui s’est permis de vous adresser des vers si audacieux n’y était point autorisé par moi. Mon amour n’eût jamais été hardi à ce point, et je ne suis pas venu implorer ici de la bienveillance, mais de la pitié. Vous voyez en moi un homme trop humilié pour se permettre jamais autre chose que d’élever autour de votre demeure des plaintes et des gémissemens. Que vous connussiez ma douleur, que vous fussiez bien sûre que loin d’insulter à la vôtre, je la ressentais plus profondément encore que vous-même, c’est tout ce que je voulais. Voyez mon humilité et mon respect ! Je vous rapporte ce gage précieux que j’aurais voulu conquérir au prix de tout mon sang, mais que je ne veux pas dérober.

Ce discours hypocrite toucha profondément la bonne Memmo. C’était une femme de mœurs douces et d’un cœur trop candide pour se méfier d’une protestation si touchante. — Seigneur Soranzo, répondit-elle, j’aurais peut-être de graves reproches à vous faire, si je ne voyais aujourd’hui, pour la troisième fois, combien votre repentir est sincère et profond. Je n’aurai donc plus le courage de vous accuser intérieurement, et je vous promets de garder désormais, avec moins d’efforts que je ne l’ai fait jusqu’ici, le silence que les convenances m’imposent. Je vous remercie de cette démarche, ajouta-t-elle en rendant le bouquet à sa nièce ; et si je vous supplie de ne plus reparaître ici, ni autour de ma maison, c’est en vue de