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L’USCOQUE.

de sensibilité chez un égoïste si complet, et cette anomalie lui fit venir d’étranges soupçons. Mais n’anticipons point sur les évènemens.

Barbolamo, grand égoïste aussi en fait de science, quoique généreux et loyal citoyen d’ailleurs, était plus désireux d’observer dans son patient les phénomènes d’une maladie toute mentale, que de lui mesurer quelques souffrances de plus ou de moins. Curieux de voir des effets nouveaux, il ne craignit pas de dire à Orio que ses agitations étaient d’un bon augure, et qu’il fallait s’appliquer à poursuivre la conquête de cette fière beauté, précisément parce qu’elle était difficile et entraînerait de nombreuses émotions d’un ordre tout nouveau pour lui. Orio poursuivit Argiria de sérénades et de romances pendant huit jours.

La sérénade est, il n’en faut pas douter, un grand moyen de succès auprès des femmes d’un goût délicat. À Venise surtout où l’air, le marbre et l’eau ont une sonorité si pure, la nuit un silence si mystérieux, et le clair de lune de si romanesques beautés, la romance a un langage persuasif, et les instrumens des sons passionnés, qui semblent faits exprès pour la flatterie et la séduction. La sérénade est donc le prologue nécessaire de toute déclaration d’amour. La mélodie attendrit le cœur et amollit les sens plongés dans un demi-sommeil. Elle plonge l’ame dans de vagues rêveries, et dispose à la pitié, cette première défaite de l’orgueil qui se laisse implorer. Elle a aussi le don de faire passer devant les yeux assoupis des images charmantes, et je tiens d’une femme, que je ne veux pas nommer, que l’amant inconnu qui donne la sérénade apparaît toujours, tant que la musique dure, le plus aimable et le plus charmant des hommes.

— Dites donc tout, indiscret conteur ! interrompit Beppa. Ajoutez que la dame conseillait à tous les donneurs de sérénade de ne jamais se montrer.

— Il n’en fut pas ainsi pour Orio, reprit le narrateur. La belle Argiria lui conseilla de se montrer en laissant tomber son bouquet du balcon sur le trottoir de marbre que blanchissait la lune : ne vous étonnez pas d’une si prompte complaisance. Voici comment la chose se passa.

D’abord la belle Argiria n’était pas riche. Le peu de bien que possédait son frère avait été fort entamé par ses frais d’équipement pour la guerre. Il rapportait une assez jolie part de légitime butin fait par lui sur les Ottomans, et duement concédé par l’amiral, lorsqu’il trouva la mort aux Curzolari. Le noble jeune homme se faisait une joie douce de doter sa jeune sœur avec cette fortune ; mais elle tomba