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L’USCOQUE.

crédule, vous raillez les choses saintes ; allez dans les églises, et faites l’aumône ! Ici Soranzo leva les épaules… — Un instant ! dit le médecin. Je ne prétends pas que vous deveniez savant ni dévot. Vous pourriez être l’un et l’autre, je n’en doute pas, car les hommes de votre tempérament peuvent tout ; mais je ne m’intéresse ni à la science ni à la dévotion assez pour vouloir vous prouver leur supériorité sur l’oisiveté et la licence. Je n’entre jamais dans la discussion des choses pour elles-mêmes, je les conseille comme des moyens de distraction, comme mes confrères conseillent l’absynthe et la casse. La vue des livres vous distraira de celle des bouteilles. Vous aurez une magnifique bibliothèque, et votre luxe trouvera là un débouché ; vous ne savez pas les délices que peut vous procurer une reliure, et les folies que vous pouvez faire pour une édition de choix. Dans les églises, vous entendrez des cantiques qui vous délasseront les oreilles des chansons licencieuses ; vous verrez des spectacles non moins profanes et des hommes non moins vaniteux que ceux du monde. Vous leur ferez des dons qui vous assureront dans les siècles futurs cette réputation d’homme généreux et prodigue qui va finir avec vous, si vous ne guérissez et ne changez de marotte. Ainsi, soyez votre médecin à vous-même et avisez-vous de quelque chose dont vous n’ayez jamais eu envie, procurez-vous-le à l’instant. Bientôt une foule de désirs qui sommeillent en vous se réveilleront, et leur satisfaction vous donnera des jouissances inconnues. Ne vous croyez pas usé ; vous n’êtes pas seulement fatigué, vous avez encore en vous la force de dépenser vingt existences : c’est à cause de cela que vous vous tuez à n’en dépenser qu’une seule. Le monde finirait, s’il ne se renouvelait sans cesse par le changement ; l’abattement où vous êtes n’est qu’un excès de vie qui demande à changer d’aliment. Eh bien ! à quoi songez-vous ? vous ne m’écoutez pas.

— Je cherche, dit Soranzo tout-à-fait vaincu par la manière dont l’Esculape entendait les choses, une fantaisie que je n’aie point eue encore. J’ai eu celle des beaux livres, bien que je ne lise jamais, et ma bibliothèque est superbe… Quant aux églises… j’y songerai, mais je voudrais que vous m’aidassiez à trouver quelque jouissance plus neuve, plus éloignée encore de mes frénésies ; si je pouvais devenir avare !

— Je vous entends fort bien, répondit Barbolamo frappé de l’air hébété de son malade. Vous allez au fond des choses, et remontez au principe pur de mon raisonnement ; car je ne vous offrais qu’une issue nouvelle à vos passions, et vous voulez changer vos passions ;