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L’USCOQUE.

de délire, il avait souvent laissé échapper des exclamations de terreur en voyant reparaître ses fantômes menaçans. Personne n’avait pourtant conçu de soupçons, car plus on croyait à l’amour d’Orio pour Giovanna, mieux on concevait que l’évènement tragique auquel elle avait succombé eût laissé en lui des souvenirs terribles et troublé l’équilibre de ses facultés. On croyait tellement à ses regrets, qu’il eût pu s’accuser, devant tout le sénat, de la mort de sa femme et de ses amis sans être cru. On l’eût considéré comme égaré par le désespoir, et on l’eût remis aux mains des médecins. Mais Orio ne comptait plus sur sa fortune, il craignait tout le monde et lui-même plus que tout le monde. Il était honteux de sa maladie, furieux de son impuissance à la cacher ; il rougissait de lui-même depuis que son être physique ne lui tenait plus ce qu’il avait attendu de son calme et de sa force. Il passait des heures entières à s’accabler de ses propres malédictions, à se traiter d’idiot, d’impotent, de débris et de haillon, et, ce qu’il y a d’inoui, c’est qu’il ne lui venait pas à l’idée d’accuser son être moral. Il ne croyait point à la céleste origine de son ame. Il avait fait un dieu de son corps, et, depuis que son idole tombait en ruines, il la méprisait et l’accusait de n’être que fange et venin.

La passion qui s’éteignit la dernière (celle qui avait le plus dominé sa vie), ce fut le jeu. La peur amena le dégoût pour celle-là comme pour les autres, car l’ennui et la fatigue des précautions qu’il lui fallait prendre pour s’y livrer étaient arrivées à l’emporter de beaucoup sur le plaisir. Ces précautions étaient de double nature. D’abord les lois qui prohibaient le jeu n’étaient pas tellement tombées en désuétude, qu’il n’y fallût apporter une sorte de mystère, ainsi que je l’ai déjà dit. Ensuite Orio, lorsqu’il perdait, et c’étaient les momens où il était le plus stimulé, était forcé de s’arrêter et d’agir prudemment pour ne pas dépasser les limites qu’on attribuait à sa fortune. Ses grandes richesses ne lui servaient donc pas à son gré : il était forcé de les cacher et de tirer peu à peu de ses caves de quoi soutenir un état de maison dont l’opulence exagérée n’attirât pas les regards de la police. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dévorer son revenu dans d’obscures orgies et de se ruiner lentement. Or, cette manière de jouir de la vie lui était odieuse ; il eût voulu tout dépenser en un jour, afin de faire parler de lui comme de l’homme le plus prodigue et le plus désintéressé de l’univers. S’il eût pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruiné complètement, sans doute il eût retrouvé son énergie, et ses instincts criminels l’eussent conduit à de nouveaux forfaits.

Il s’avisa bien avec le temps qu’il avait fait une folie de revenir à