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L’USCOQUE.

reprocher la scène qui vient de se passer ici, car c’est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à cet égard des renseignemens certains, lui ai rapporté les faits tels que je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.

— C’était votre devoir ! s’écria-t-on.

— Sans doute, reprit Mocenigo, et je l’ai rempli avec la plus grande impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, a cru devoir garder le silence. Mais la jeune sœur du comte n’a pu modérer la véhémence de ses regrets. Elle est dans l’âge où l’indignation ne connaît point de ménagemens et la douleur point de bornes. Toute autre qu’elle eût été blâmable aujourd’hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande affection qu’elle portait à son frère, et sa grande jeunesse, peuvent seules excuser cet emportement injuste. Soranzo…

— C’est assez parler de moi, dit une voix creuse à l’oreille de Mocenigo, je vous remercie.

Mocenigo s’arrêta brusquement. Il lui sembla qu’une main de plomb s’était posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute taille qui, après s’être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie ? s’écria-t-on de toutes parts. On se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait repris sa place et tenait les dés. Il était fort pâle ; mais sa figure était calme, et un peu d’écume rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait de triompher si rapidement. Il joua jusqu’au jour, gagna insolemment, quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d’émotions plus que d’argent ; il n’eut plus d’attention pour son jeu et fit beaucoup de fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était, disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa gondole à la porte du palais, quoiqu’il fût chargé d’or à ne pouvoir se traîner, et regagna lentement sa demeure.

— Je crains qu’il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani, qui était, sinon son ami (Orio n’en avait guère), du moins son assidu compagnon de plaisir. Il s’en va seul et lesté d’un métal dont le son attire plus que la voix des syrènes. Il fait encore sombre, les rues sont désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J’aurais regret à voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles.

En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d’aller l’attendre