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chose de lui dans la voix, car la voix d’Ezzelin était remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme l’hermine de son corsage, lui fit l’effet d’un de ces spectres du sommeil qui nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule. C’était Ezzelin dans un corps de femme ; c’étaient Ezzelin et Giovanna tout ensemble ; c’étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et tomba raide sur le carreau.

Ses amis se hâtèrent de le relever. — Ce n’est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidens depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu ; dans un instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra donner revanche.

Le jeu continua comme si rien ne s’était passé. Zuliani et Gritti emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement informé de l’évènement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instrumens reçurent l’ordre de jouer, et les sons de l’orchestre couvrirent ces bruits sinistres. Néanmoins l’épouvante glaça la joie dans tous les cœurs. Cette scène d’agonie, qu’une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus hideuse dans les imaginations qu’elle ne l’eût été pour les regards. Plusieurs femmes s’évanouirent. La belle Argiria, profitant de la confusion où cette scène avait jeté l’assemblée, s’était retirée avec sa tante.

— J’ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de bataille, des centaines d’hommes qui valaient bien Soranzo ; mais dans la chaleur de l’action on est muni d’un impitoyable sang-froid. Ici l’horreur du contraste est telle, que je ne me souviens pas d’avoir été aussi troublé que je le suis.

On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu’il avait succédé à Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir beaucoup de choses sur les évènemens mystérieux et si diversement rapportés de cette phase de la vie d’Orio. On pressa de questions ce jeune officier ; mais il s’expliqua avec prudence et loyauté. — J’ignore, dit-il, si ce fut vraiment l’amour de sa femme ou quelque maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité, qui causa l’étrange incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu’il en soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et eût pu être empêché. J’ai peut-être à me