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L’USCOQUE.

le réveillèrent tout à coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s’il eût été frappé d’un coup de poignard ? Il est des émotions mystérieuses et d’inexplicables mobiles qui font vibrer les cordes secrètes de l’ame. Argiria n’avait prononcé ni le nom d’Orio ni celui d’Ezzelin. Mais ces mots d’assassin et de frère révélèrent comme par magie, au coupable, qu’il était question de lui et de sa victime. Il n’avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu’elle fût près de lui ; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle de la sœur d’Ezzelin ? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir l’expliquer. Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pourpre, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet sur la table, et la repoussa si rudement, qu’elle faillit tomber sur son adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté. — Que fais-tu donc, Orio ? s’écria un des associés au jeu de Soranzo qui n’avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu gagnes ! J’en appelle à tous ! Sonnez !

Orio n’entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d’où la voix d’Argiria était partie ; sa main appuyée sur le dossier de sa chaise lui imprimait un tremblement convulsif ; il avait le cou tendu en avant et raidi par l’angoisse ; ses yeux hagards lançaient des flammes. En voyant surgir, au-dessus des têtes consternées de l’auditoire, cette tête livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir. Mais elle vainquit cette première impression ; et, se levant, elle affronta le regard d’Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont l’effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n’eût jamais ni fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa sœur, Orio retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de haine et de dépit contre Ezzelin, qu’il l’avait haï indépendamment de tout motif d’intérêt. Il l’avait haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu’il avait tremblé devant lui, parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce avait échoué. Depuis qu’Ezzelin n’était plus, Orio se croyait le maître du monde ; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant, il crut rêver tout éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère ; elle avait aussi quelque