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L’USCOQUE.

comédie fut si promptement conçue et si merveilleusement exécutée, que toute l’armée en fut dupe ; l’amiral pleura avec son gendre la mort de Giovanna et finit par chercher à le consoler. La douleur de Soranzo sembla bien légitime à tous ceux qui avaient connu Giovanna Morosini, et tous la tinrent pour sacrée, personne n’osant plus blâmer sa conduite et chacun craignant de montrer un cœur sans générosité, s’il refusait sa compassion à une si grande infortune. Il se fit garder comme fou pendant huit jours ; puis, quand il parut retrouver sa raison, il exprima un si profond dégoût de la vie, un si entier détachement des choses de ce monde, qu’il ne parla de rien moins que d’aller se faire moine. Au lieu de censurer son gouvernement et de lui ôter son rang dans l’armée, le généreux Morosini fut donc forcé de lui témoigner une tendre affection et de lui offrir un rang plus élevé encore, dans l’espoir de le réconcilier avec la gloire et par conséquent avec l’existence. Soranzo, se promettant bien de profiter de ces offres en temps et lieu, feignit de les repousser avec exaspération, et il prit cette occasion pour colorer adroitement sa conduite à San-Silvio. — À moi des distinctions ! à moi des honneurs et les fumées de la gloire ! s’écria-t-il ; noble Morosini, vous n’y songez pas. N’est-ce pas cette funeste ambition d’un jour qui a détruit le bonheur de toute ma vie ? Nul ne peut servir deux maîtres ; mon ame était faite pour l’amour et non pour l’orgueil. Qu’ai-je fait en écoutant la voix menteuse de l’héroïsme ? J’ai détruit le repos et la confiance de Giovanna ; je l’ai arrachée à la sécurité de sa vie calme et modeste ; je l’ai attirée au milieu des orages, dans une prison suspendue entre le ciel et l’onde, où bientôt sa santé s’est altérée ; et, à la vue de ses souffrances, mon ame s’est brisée, j’ai perdu toute énergie, toute mémoire, tout talent. Absorbé par l’amour, consterné par la crainte de voir périr celle que j’aimais, j’ai oublié que j’étais un guerrier pour me rappeler seulement que j’étais l’époux et l’amant de Giovanna. Je me suis déshonoré peut-être, je l’ignore ; que m’importe ? Il n’y a pas de place en moi pour d’autres chagrins. — Ces infâmes mensonges eurent un tel succès, que Morosini en vint à chérir Soranzo de toute la chaleur de son ame grande et candide. Lorsque la douleur de son neveu lui parut calmée, il voulut le ramener à Venise où les affaires de la république l’appelaient lui-même. Il le prit donc sur sa propre galère, et durant le voyage il fit les plus généreux efforts pour rendre le courage et l’ambition à celui qu’il appelait son fils.

La galère de Soranzo, objet de toute sa secrète sollicitude, marchait de conserve avec celles qui portaient Morosini et sa suite. Vous