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ÉMANCIPATION DES ESCLAVES.

par aucune diminution sensible du travail. On attribue cet heureux résultat à la vigueur avec laquelle a été réprimée l’émeute du 8 août, causée par la promulgation du bill. Je ne nie pas l’efficacité d’une telle cause ; je reconnais que les mesures énergiques produisent, sur l’esprit des nègres, une impression profonde et durable. Mais il y aurait une grande imprudence à fonder, sur ce souvenir seul, l’espérance de la continuation du travail, après l’expiration de la période d’apprentissage. Les colons y comptent si peu, qu’ils engagent, dès à présent, des ouvriers européens. Ils trouvent d’ailleurs un avertissement dans le mauvais succès des tentatives faites par la société d’agriculture de Saint Christophe, pour encourager le travail libre sur les sucreries. Depuis plusieurs années, elle promet une prime assez forte à tout ouvrier libre qui aura travaillé pendant six mois, chez le même maître, à la culture ou à la fabrication du sucre. Un seul avait mérité la prime, à l’époque où M. John Innes a visité l’île.

J’aurais plus de confiance au maintien du travail dans l’île de Sainte-Lucie, où une cause, en apparence faible, doit exercer un jour, sur la conduite des nègres libres, la même influence qu’elle exerce dès à présent sur celle des apprentis. Sainte-Lucie a appartenu à la France, et les esclaves ont conservé le goût le plus immodéré pour les parures et les colifichets. Ils ont donc des besoins inconnus à leurs frères des autres colonies, et dont la satisfaction exige des efforts que le soutien de leur existence ne rendrait pas nécessaires. Sous ce ciel brûlant, sur ce sol fécond où les vêtemens les plus légers suffisent, où les alimens naissent en foule et sans être sollicités par un long travail, le noir qui a cessé d’être esclave, n’a plus rien à demander à son ancien maître, s’il trouve devant lui des forêts vierges, des terres incultes, et si lui-même ne s’est pas créé des besoins factices. À défaut de l’appropriation des terres, le goût de la parure est la plus forte de ces chaînes que ne brise pas un bill d’émancipation.

La Grenade forme la transition entre les colonies prospères et celles qui ne le sont plus. Quoique le système d’apprentissage y marche mieux que les colons ne l’avaient espéré, on commence à y pressentir les souffrances qui suivront inévitablement l’entrée en jouissance de l’entière liberté, et plusieurs colons parlent de se rendre en Allemagne pour engager des familles de travailleurs.

À Saint-Vincent, le malaise est déjà plus général et plus complet. L’établissement de l’apprentissage y a été marqué par des refus de travail, qu’il a fallu réprimer. On se plaint du mauvais état des cultures, et on est convaincu que plusieurs d’entre elles ne pourront être continuées. Aussi les planteurs évitent-ils toute mise en dehors de capitaux. Des symptômes trop visibles leur interdisent les opérations qui engageraient l’avenir. Aucun enfant au-dessous de six ans n’a été mis en apprentissage, et quant au travail extraordinaire, on ne l’obtient guère que lorsqu’il s’agit du service dans l’intérieur ou autour des bâtimens.