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de pénétrer d’abord la nature du sentiment qui l’animait. Il était heureux auprès de Mme Z., il se sentait compris à demi-mot, et cette rapide interprétation de sa pensée était pour lui une joie toute nouvelle, car jusqu’alors il n’avait connu d’autre amour que celui d’une fornarine ignorante et naïve. Il ignorait complètement la partie intellectuelle de la passion. Tant que vécut le mari de Mme Z., Robert ne soupçonna pas le véritable caractère des liens qui l’unissaient à elle. D’après le témoignage de son frère, d’après sa correspondance, il n’eut pas besoin de se faire violence pour retenir l’aveu de sa passion, car il ne savait pas lui-même jusqu’à quel point il aimait Mme Z. Il la voyait souvent, il lui confiait ses projets, ses espérances, il vivait, il pensait sous ses yeux ; mais il ne songeait pas à se révolter contre les devoirs qui enchaînaient Mme Z. à un autre. Dans ses rêves de bonheur, il ne la séparait jamais de son mari ; la voir et l’entendre, être de moitié dans ses travaux, suffisait à son ambition. Il ne désirait rien au-delà de cette amitié sainte ; mais la mort du mari l’éclaira tout à coup sur l’amour qu’il avait conçu et qu’il ignorait encore. Après avoir prodigué à la veuve les consolations les plus assidues et les plus sincères, il s’aperçut, avec une joie qui l’effraya lui-même, qu’elle était libre, et qu’elle pouvait lui offrir, en échange de son dévouement, autre chose que l’amitié. Arrivé à cette crise de la vie de Robert, M. Delécluze lui reproche de n’avoir pas fui le danger, et il se demande si Mme Z. a bien fait tout ce qu’elle devait faire pour lui ôter tout espoir ; il nous semble que le reproche est mal fondé, et que la question est au moins inutile. Pour que Robert prit sur lui de fuir Mme Z., il eût fallu qu’il brisât les liens qui l’attachaient à elle, c’est-à-dire qu’il renonçât à sa passion, ou en d’autres termes qu’il cessât d’être homme pour s’élever au rôle de pure intelligence. Je n’affirme pas qu’il soit impossible de remporter sur soi-même une pareille victoire ; quelques rares exemples viendraient me démentir. Mais pour se soustraire aux dangers d’une passion, il faut avoir conscience de ces dangers au moment même où ils commencent à naître ; lorsque le cœur s’est familiarisé par une longue habitude avec un sentiment dont il ignore la véritable nature, il est trop tard pour tenter le salut par la fuite, ou du moins pour que l’homme passionné se résigne à ce dernier parti, il faut qu’il soit encouragé, soutenu, entraîné par un ami dévoué. Cet ami a manqué à Léopold Robert. Il n’avait confié son secret à personne ; livré à lui-même, sans conseils, il s’est obstiné dans l’espérance qu’il avait conçue, sans se demander si cette espérance était folle ou sage, si le bonheur qu’il