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et moins sévères dans l’administration. Ses deux associés étaient le renégat Frémio, qui parlait un patois mêlé de turc et d’italien, presque inintelligible pour Giovanna, et dont la figure mince et flétrie accusait les passions viles et l’ame impitoyable ; puis un juif albanais, qui commandait une des tartanes, et qu’une affreuse cicatrice défigurait entièrement. Le renégat et lui posèrent le paquet sur la table et déroulèrent lentement le haillon hideux qui l’enveloppait. Giovanna sentit son cœur défaillir, et l’angoisse de la mort parcourut tout son corps, lorsque de ce premier elle en vit tirer un autre tout sanglant, haché à coups de sabre et criblé de balles, qu’elle reconnut pour le pourpoint qu’Ezzelin portait la veille.

À cette vue, Orio, indigné, parla avec véhémence à Hussein. Giovanna, n’entendant pas la langue dont il se servait, crut qu’il s’indignait du meurtre ; mais Orio, s’étant retourné vers le renégat et vers le juif, leur parla ainsi en italien :

— Ceci, un gage ! Vous osez me présenter ce haillon comme un gage de mort ? Est-ce là ce que j’ai réclamé, et pensez-vous que je me paie de si grossiers artifices ? Chiens rapaces, traîtres maudits ! vous m’avez trompé ! Vous lui avez fait grâce afin de vendre sa liberté à sa famille ; mais vous ne réussirez pas à me dérober cette proie, la seule que j’aie exigée de vous. J’irai fouiller jusqu’aux derniers ballots, et déclouer jusqu’à la dernière planche de vos barques pour trouver le Vénitien. Mort ou vivant, il me le faut, et, s’il m’échappe, je vous fais mettre en pièces à coups de canon, vous et vos misérables radeaux.

Orio écumait de rage ; il arracha le pourpoint ensanglanté des mains du renégat consterné et le foula aux pieds. Il était hideux en cet instant, et celle qui l’avait tant aimé eut horreur de lui.

Il y eut entre ces quatre assassins un long débat dont elle comprit une partie. Les pirates soutenaient qu’Ezzelin était mort percé de plusieurs balles et couvert de coups de sabre, ainsi que l’attestait ce vêtement. Le juif, sur la tartane duquel il était tombé expirant, n’avait pu arriver à lui assez tôt pour empêcher ses matelots de jeter son cadavre à la mer. Heureusement, la richesse de son pourpoint avait tenté l’un d’eux, qui le lui avait arraché avant de le lancer par-dessus le bord, et le juif avait été forcé de le lui racheter, afin de pouvoir montrer à Orio ce témoignage de la mort de son ennemi.

Après beaucoup d’emportemens et d’imprécations échangées de part et d’autre, Orio, qui, malgré la brutalité et la méchanceté de ses associés, exerçait un ascendant extraordinaire sur eux et savait,